Rappel du premier message :



La période de fin et début d’année était toujours une période particulièrement chargée en matière d’événements de de charité. Peut-être était-ce le froid qui s’installait, ou l’image du nouveau-né dans une étable, ou la prise de conscience soudaine que tout le monde n’avait pas le luxe de se retrouver en famille autour d’une table bien garnie. Ou peut-être était-ce une tentative tardive de se persuader d’avoir pensé à son prochain pendant l’année presque écoulée. Quoi qu’il en soit, les galas de bienfaisance et campagnes caritatives s’étaient enchainés à un rythme effréné, faisant sortir Yeva de chez elle bien plus souvent qu’habituellement.

Ce jour-là, elle était venue apporter les recettes d’une vente de gâteaux et quelques caisses de matériel de première nécessité (couvertures, vivres non périssables, vêtements…) à un asile pour les miséreux. À l’arrivée de sa voiture, des bénévoles déjà présents commencèrent à décharger les caisses tandis qu’elle amenait la petite cassette avec l’argent à l’intérieur.

Le prêtre pencha la tête sur le côté, un instant songeur, puis il sourit d'un air doux à la femme. "Certes, ma Fille. Nous sommes deux dans ce cas-là." Il restait sincère, non pas dans le fait de croire cette excuse visible comme le nez au milieu du visage, mais en sa volonté de ramener Yeva dans des eaux moins tumultueuses. La simplicité chaleureuse des campagnards de son ancienne paroisse lui manqua soudainement. Il se demanda si Patya ne devait pas bientôt passer lui mener un panier de sa mère.

Il lui offrait une échappatoire ! Son sourire se fit reconnaissant, alors qu’elle saisissait l’occasion. « Tiens ? Je croyais pourtant votre famille fermement implantée à Moscou ? » S'était-elle trompée ? Non, elle avait une excellente mémoire et mettait son point d'honneur à rattraper son retard en connaissances de la scène mondaine moscovite.

"Vous avez parfaitement raison, ma Fille. Mais j'ai été curé d'une paroisse campagnarde, en pleine taïga, ces dix dernières années. Le retour à la vie urbaine est bien dépaysant." Il partit d'un grand rire sincère, les yeux pétillants de joie aux souvenirs qui remontaient. "Et pourtant ! A mon arrivée au village, j'ai perdu mes souliers dans la boue et j'ai été surpris par la nuit noire. J'ai vite acheté des bottes et une lampe !"

Même si le rire de Yeva était plus retenu que celui du prêtre, petit rire acceptable chez les dames de bonne société, son amusement, lui, était sincère. « Faire la transition dans un sens n’est déjà pas de tout repos, j’imagine à peine la faire dans les deux sens. »

"Ah... C'est un dépaysement à chaque fois. J'ai pourtant grandi dans cette ville." Sans doute un signe qu'il avait particulièrement apprécié sa vie en campagne malgré l'éloignement avec sa famille. Ils furent soudainement interrompus par un bruit de course et un jeune garçon déboula dans la pièce. "Père Mikhaïl !" Il rougit en apercevant Yeva et se remit un peu plus droit. "Bonjour, Madame !" Le prêtre lui sourit doucement. "Qui a-t-il, Igor ?" Le garçon haletait de sa course, signe de son urgence. "Ya M'sieur Vladimir qui a voulu porter quatre caisses et elles lui sont tombées dessus, mon Père ! Il est blessé."

Elle allait répondre, mais leur conversation fut interrompue par une affaire autrement plus pressante. Sans perdre de temps, Yeva s’élança elle aussi à la suite du prêtre au cas où elle pourrait se rendre utile.

Le maladroit Vladimir n'avait que quelques égratignures et une cheville tordue à déplorer. Micha fit quand même quérir le médecin local pour observer plus attentivement cette cheville qu'il avait tout de même attelée. Après l'aile d'un oiseau, rien de compliqué, hein ? Il garda cette pensée pour lui-même. "Navré d'avoir interrompu notre conversation aussi brusquement." dit-il à Yeva d'un air contrit. Il était parti en un coup de vent !

En fin de compte, Yeva ne put absolument pas apporter la moindre contribution, et elle se contenta donc de rester en retrait pour ne pas gêner ceux qui aidaient le blessé. Elle sourit au prêtre lorsqu’il revint vers elle. « Ne vous excusez pas : la conversation pouvait attendre, un blessé par forcément. »

Micha hocha la tête puis regard le bazar qui les entourait : dans sa chute, Vladimir avait fait tomber plusieurs caisses et leurs contenants. "Ils vont avoir besoin de bras pour trier, ranger et porter tout ça." remarqua le prêtre qui retroussa à nouveau ses manches. "J'espère que rien n'est cassé..." se murmura-t-il à lui-même.

Sans pour autant retrousser ses manches, Yeva se joignit au ramassage du bazar créé par la chute. Elle se cantonna toutefois aux objets faciles à soulever, laissant les plus lourds aux hommes. « Je peux aller chercher de quoi noter l’étendue des dégâts, histoire de savoir s'il faudra remplacer certaines choses. » Remplacement qu’elle comptait bien financer, au moins en partie.

"Ce ne serait pas de refus, ma Fille." lui dit le prêtre en souriant, redressant une énième caisse. Il se mit à la trier pour mettre de côté ce qui avait été cassé. A vue d'oeil, cela ne concernait que deux caisses et plus de la moitié semblait sauf. Ils avaient évité un gros drame.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Yeva rentra en coup de vent pour récupérer un carnet et un crayon, et entama une liste des objets cassés ou endommagés par la chute. Elle indiqua à chaque fois également s’ils devaient à première vue être remplacés ou réparés, et, si elle le connaissait, ce que cela coûterait. Autant simplifier la tâche à celui ou celle en charge de la comptabilité.

Il n'y avait finalement pas tant de dégâts qu'il ne l'avait craint. Juste quelques bocaux de conservés. Un peu dommage mais rien qui ne remette réellement en question leur action de charité.

« Plus de peur que de mal, on dirait », constata Yeva en faisant la somme des dégâts qu’elle avait notés. Elle pourrait aisément remplacer les quelques bocaux endommagés de sa poche sans même remarquer une différence par rapport à son don initial.

"En effet, et c'est tant mieux. Ces conserves sont indispensables pour de nombreuses personnes." Le prêtre les emmaillota avec un grand soin dans un peu plus de journal, ne savait-on jamais.

Yeva se contenta de hocher la tête en réponse à la constatation du prêtre, n’ayant pas spécialement quelque chose à ajouter. Elle rangea ensuite sa liste et son crayon dans une poche pour se joindre à lui et protéger les conserves rescapées.

Après deux nouveaux jours de logistique, ils furent fins prêts à la distribution. Une foule importante s'était rassemblée et les volontaires commençaient à manquer pour l'organiser en une file patiente et calme. Micha s'avança sur une estrade avec des mains apaisantes. "Soyez assurés, mes amis. Tout le monde repartira avec les justes fournitures." La foule se calma peu à peu au ton serein du prêtre.

L’intervention du prêtre était la bienvenue, car les volontaires, dont Yeva faisait une fois de plus partie, commençaient à craindre de voir le chaos l’emporter. Yeva elle-même avait renoncé à faire entendre raison à quiconque : elle n’avait ni la stature ni la voix pour se faire suffisamment remarquer, ni même le calme charisme du Père Mikhail. Une fois la foule calmée, la distribution put commencée, occupant bien tous les volontaires.

En voyant le calme se rétablir peu à peu, le visage du prêtre s'éclaira d'un large sourire et il se hâta de descendre participer aux distributions. Il n'y avait jamais assez de mains pour aider. "Bonjour Madame Bolganov, comment va votre mari ? Tenez : ces herbes médicinales devraient aider sa jambe." A chaque personne qu'il reconnaissait, il souriait et avait pour elle des mots personnels. "Bonjour, mon Fils. Ta chemise semble bien fine pour l'hiver. Attends deux minutes, je vais te rajouter une couverture." A chaque inconnu, il prenait le temps de glisser quelques mots de réconfort.

Pour sa part, Yeva aurait été bien incapable de nommer ou identifier la plupart des personnes à qui elle offrit, tantôt quelques conserves, tantôt des couvertures chaudes ou des médicaments fort attendus. Elle ne les connaissait tout simplement pas. Cela ne l’empêcha toutefois pas d’avoir un sourire aimable pour chacun d’entre eux et de prendre à chaque fois le temps d’échanger quelques mots. C’était plus long qu’un changement de main des dons, mais également plus personnel.

La distribution prit la journée, et une bonne partie de la soirée. Micha oscillait un peu vers la fin. Même s'il avait pris la mauvaise habitude de veiller tard, et de peu dormir, cela ne s'accompagnait généralement pas de tant de mots et de tant de gestes. Il n'en perdait pas moins son sourire et lançait à tout va des encouragements pour les plus volontaires qui étaient restés pour ranger, s'échinant à leurs côtés.

Peu désireuse de passer trop de temps loin d'Isaak, Yeva avait participé à la distribution pendant la matinée, avant de s’éclipser pour l’après-midi et de revenir une fois son fils couché. La distribution à proprement parler ne tarda pas à se terminer, mais il restait encore à ranger le matériel resté sur place. Laissant les hommes s’occuper du mobilier lourd, elle participa au rangement des objets plus légers et aida à replier les napes qui avaient couvert les tables utilisées pendant la journée.

Micha terminait de ranger les tables dans un cellier quand il remarqua que la nuit était déjà bien avancée. "Vous devriez rentrer, ma Fille. Votre aide a été inestimable mais votre famille doit vous attendre avec impatience." dit-il à Yeva en souriant doucement.

Yeva sourit au prêtre. « Vous avez sans doute raison. Ou du moins ils apprécieront que je ne traine pas dans les rues à des heures indues. » Elle ne traverserait aucun quartier risqué, mais mieux valait qu'elle puisse encore trouver une voiture. « Nous nous faisions la réflexion il y a quelques semaines que la période de Noël était celle où les gens sont le plus généreux, j’ai peut-être une idée pour étendre cette générosité à Pâques. Bon nombre de gens sont friands de tombolas, et j’ai récemment entendu parler d’un joaillier réputé, justement, pour ses oeufs de Pâques uniques en leur genre. Voilà qui ferait un gros lot approprié à Pâques. »

"Bien entendu, ma Fille, si vous vous sentez le coeur charitable, c'est avec joie que je vous aiderai à la hauteur de mon humble contribution." Micha sourit avec chaleur, les yeux plissés de contentement. "Et c'est une merveilleuse idée que vous avez eu." Un regard inquiet observa ensuite le ciel nocturne. "Vous avez bien une escorte pour vous ramener chez vous, ma Fille ?"