Nano. RolePlay

La période de fin et début d’année était toujours une période particulièrement chargée en matière d’événements de de charité. Peut-être était-ce le froid qui s’installait, ou l’image du nouveau-né dans une étable, ou la prise de conscience soudaine que tout le monde n’avait pas le luxe de se retrouver en famille autour d’une table bien garnie. Ou peut-être était-ce une tentative tardive de se persuader d’avoir pensé à son prochain pendant l’année presque écoulée. Quoi qu’il en soit, les galas de bienfaisance et campagnes caritatives s’étaient enchainés à un rythme effréné, faisant sortir Yeva de chez elle bien plus souvent qu’habituellement.

Ce jour-là, elle était venue apporter les recettes d’une vente de gâteaux et quelques caisses de matériel de première nécessité (couvertures, vivres non périssables, vêtements…) à un asile pour les miséreux. À l’arrivée de sa voiture, des bénévoles déjà présents commencèrent à décharger les caisses tandis qu’elle amenait la petite cassette avec l’argent à l’intérieur.

Micha avait emprunté la diligence familial pour pouvoir emmener en une fois les dons récoltés lors du gala, les dons personnels de sa famille et sa propre contribution. Il y avait donc de lourds coffrets à sortir de la voiture. Le prêtre avait donc appelé un garçon d'écurie pour s'occuper des deux chevaux harassés par la charge. Il comptait de toute façon s'affairer pour aider les manutentionnaires. "Merci, Père Mikhaïl !" Il dut entendre cette phrase au moins une dizaine de fois, à laquelle il répondit à chaque fois par un doux sourire.

Une fois dans le bureau du comptable de l’asile, Yeva s’installa dans la chaise qui lui était offerte le temps de remplir les documents nécessaires pour déclarer la nature des dons ainsi que leur valeur, la date et la personne qui les avait apportés en plus de quelques autres détails administratifs.

"Bonjour, Madame." l'appela une voix douce. Le prêtre la salua d'un mouvement de la tête avant de s'asseoir sur une autre table. Entre deux caisses, on lui avait rappelé l'existence de cette paperasse et Micha avait été renvoyé s'en occuper (et se reposer s'il devait en croire les regards inquiets). C'était qu'il commençait à s'essouffler, il était vrai. Le prêtre portait encore les manches retroussées, oublieux de sa mise, et ses joues étaient encore rouges de ses efforts.

« Père Mikhail ! Bonjour », sourit Yeva. Après la conversation qu’elle avait eue avec le prêtre lors de leur première (et jusqu’à ce jour dernière) rencontre, elle ne s’étonnait pas de le revoir en ces lieux.

Le prêtre leva un regard étonné de son formulaire puis sourit vivement en reconnaissant la femme qui l'avait interpellée. "Bonjour, ma Fille. Etes-vous venue pour d'autres dons ? Vous avez un coeur bien impliqué pour son prochain." C'était dit sans moquerie et son sourire s'élargit dans un signe de remerciement.

Elle avait déjà souvent entendu des remarques dans ce genre, mais rarement avec autant de sincérité. Il s’agissait bien plus souvent de formules de politesse, voire d’un faux compliment hypocrite. Sa réponse fut donc plus chaleureuse qu’en temps normal : « Puisque j’en ai le temps et les moyens, saisir cette chance me paraît être la moindre des choses à faire. »

"Beaucoup vous en remercieront, ma Fille." Avec un dernier sourire, le prêtre retourna son attention sur son formulaire, fredonnant distraitement une nouvelle chanson qu'il avait récemment appris. Pour se remettre au violon. Micha releva subitement la tête pour sourire d'un air ensoleillé vers la femme. "Je dois vous remercier au fait, ma Fille. Grâce à notre conversation, j'ai dépoussiéré mon violon. Avec un grand plaisir."

Yeva reporta elle aussi son attention sur la paperasse, jusqu’à ce que le silence de la pièce soit rompu à nouveau. « J’en suis ravie. Avez-vous des oeuvres particulières qui vous tiennent à coeur ? » La musique avait l’avantage d’être un sujet suffisamment personnalisable pour ne pas tomber dans les lieux communs, et suffisamment commun pour être sans risques.

Il cita deux grands classiques russes puis admit, avec un clin d'oeil amusé, qu'il appréciait aussi les oeuvres françaises. "Je dois cependant encore travailler mon accent dans le chant. Je lis bien mieux le français que je ne le parle." rajouta-t-il avec une passion évidente pour la musique. "Il est aussi plus difficile de chanter au violon qu'au piano ou à l'orgue. Je pense demander à mes jeunes soeurs de se joindre à moi, si le coeur leur en dit. Raïetchka sera peut-être trop accaparée par ses études d'avocate mais Tsillia devrait adorer l'idée." Son affection fraternelle était elle-aussi clairement perceptible.

Il était on ne peut plus clair que les sujets de la musique et de sa famille étaient chers à son coeur, ses mots emprunts d’une chaleur si rarement présente dans les discours de salon. Yeva n’avait jamais regretté son statut de fille unique, mais c’était sans doute grâce à la présence de sa cousine dans sa vie, qui lui avait permis de grandir en pointillés avec une fille de son âge. « Le français n’est pas une langue facile, elle me donne aussi beaucoup de fil à retordre. » Sa curiosité avait toutefois été piquée par autre chose : « Votre soeur suit la tradition familiale de devenir avocat ? »

"Oui." répondit le prêtre avec la force tranquille de celui ne se remettra pas en question. "Raïetchka et Tsillia sont les cadettes de trois frères et de deux soeurs aînées, elles n'ont aucune pression de la société qui pèsent sur leurs épaules. Nos parents nous ont de toute façon élevés dans l'idée que nous embrassions nos passions. Heureusement que mon aîné Pétia se soit passionné pour le métier d'avocat, sinon j'aurai dû en hériter pour la santé du coeur de notre père. Notre frère Kolia... n'est pas très studieux." Il rit de bon coeur au souvenir d'une de ses frasques . "Mais Raïethcka est très impliquée dans ses études."

« C’est une fratrie bien nombreuse que vous avez là. » Comment était une enfance entourée de si nombreux frères et soeurs ? Yeva se le demandait parfois, même si elle ne regrettait pas la sienne, plus solitaire. « Avec deux enfants qui marchent dans ses pas, votre père n’a pas à se faire de soucis pour sa relève. »

"Non, en effet. C'est un homme comblé. D'autant plus lorsque ses enfants réussissent dans la vie qu'ils ont choisi." Il passa sous silence le petit contretemps que subissait Katioucha. Micha ne désespérait pas voir sa soeur remettre les pendules à l'heure de l'horloge de son mari. "Et j'en remercie le Seigneur. Aîné de quatre soeurs, j'ai pu expérimenter une vie de famille proche de la paternité. Quatorze ans me séparent de mes plus jeunes soeurs."

Si elle avait du mal à s’imaginer une vie avec une fratrie nombreuse, elle avait encore plus de mal à s’imaginer une telle différence d’âge entre des frères et soeurs. « Avec une famille aussi nombreuse, vos parents devaient être ravis de votre aide. »

Le prêtre rit de bon coeur. "Assurément ! D'autant plus que mon frère aîné, Kolia, était un vrai fripon. Nous n'étions pas trop de deux avec Pétia pour le retenir..." Il sourit avec espièglerie. "Ou le suivre dans ses frasques !" Un autre éclat de rire le prit puis il lança un regard contrit à la jeune femme. "Mais je parle, je parle, je dois bien vous embêter avec ces histoires de famille. Avez-vous des frères et soeurs, ma Fille ?"

Elle imaginait la tête de ses propres parents s’ils avaient eu à supporter des « frasques » d’une fratrie entière… Non, elle n’imaginait pas en fait. Pas plus qu’elle et Pavel d’ailleurs, Isaak étant (pour le moment) enfant unique et sage comme une image. Elle sortit de ses réflexions pour répondre à la question du prêtre. « Au contraire, votre fratrie m’a l’air palpitante. Ou peut-être est-ce là uniquement le biais de la fille unique que je suis. J’ai bien une cousine, qui m’est aussi chère qu’une soeur, mais j’imagine que la relation reste malgré tout bien différente que lorsqu’on grandit sous un même toit. »

"Je ne saurai ni infirmer ni confirmer vos propos, ma Fille. J'ai peut-être de nombreux frères et soeurs mais nul cousin dans ma famille. Mes deux parents sont enfants uniques." Micha resta un moment songeur. "Quoique nous ayons des cousins éloignés de la génération précédente pour porter le nom d'Azarov. Mais nous n'avons guère de lien, en sus du nom, avec eux." Et ces liens ne se réactivaient que pour asseoir la position du nom Azarov quand le besoin s'en faisait sentir, pour rappeler qu'elle n'était pas jeune dans la bourgeoisie.

« J’imagine que des liens plus éloignés doivent être plus difficiles à entretenir », ajouta Yeva, pensive. À vrai dire elle avait probablement quelques cousins éloignés aussi, mais passé un certain degré de parenté, ils n’étaient guère plus qu’un nom sur un arbre généalogique.

"En effet, hormis la reconnaissance du nom, et du sang qui y est associé, un lien véritable ne se crée pas. Il faut pour cela de l'intimité." Le prêtre prit un air songeur. "Mais nous disposons, au sein de la Chrétienté, du lien de chrétien à chrétien basé sur la fraternité. Aimer son prochain, comme le Christ nous l'a enseigné." Micha garda pour lui-même que le Vatican avait fait oublier cette vertu au peuple, en exhibant les zoothropes comme des fils du Malin.

Tiens, ils avaient quitté les discussions familiales pour s’aventurer dans la sphère théologique. Par chance, Yeva avait reçu une éducation plutôt complète à ce niveau-là (bien qu’en rien comparable à celle d’un prêtre bien sûr). « J’imagine, oui… Même si le lien est plus ténu que les liens familiaux proches. » Elle avait d’autres doutes sur la force (ou parfois l’existence même) de ce lien, mais elle avait assez de bon sens pour ne pas débattre de théologie avec un membre du clergé. Trop risqué.

Le sourire du prêtre prit des atours mystérieux et il plissa des yeux avec amusement. "Mais la Chrétienté n'est-elle pas une grande famille, ma Fille ?" lui demanda-t-il avec cet air espiègle clairement visible au fond de ses yeux.

Le sourire poli de Yeva se fit plus crispé et quitta ses yeux pour se cantonner à ses lèvres. Elle avait envie de croire que l’humour qu’elle croyait lire chez le prêtre était sincère, mais elle n’était pas infaillible, et un mauvais pas était si vite arrivé. « Bien sûr. Mais vous avez dit vous-même que les liens familiaux plus éloignés n’avaient pas la même proximité que les liens avec la famille directe. » Elle tenta de se sauver comme elle le pouvait tout en se maudissant intérieurement. Elle avait trop baissé sa garde et maintenant son malaise n’échapperait probablement pas à son interlocuteur.

Il lui avait fait peur, remarqua rapidement Micha. Le prêtre perdit toute forme de taquinerie pour sourire d'un air rassurant en tendant la main pour serrer celle de Yeva. "En effet, ma Fille, c'est ce que j'ai dit. Vous n'êtes pas en tort." lui assura-t-il d'un ton gentil. Il oubliait encore que les Moscovites étaient bien plus à cran que ses anciens paroissiens de campagne.

Comme elle voulait croire à cette sincérité, cette chaleur contenue dans sa voix. Personne ne pouvait être si bon acteur, si ? Mais elle ne pouvait s’y fier, pas réellement. Surtout pas alors que même (surtout) la personne la plus bienveillante et pure de coeur qui soit aurait le devoir sacré de la dénoncer si au moindre soupçon du lourd secret qu’elle gardait. Elle fit de son mieux pour rendre un peu de naturel à son sourire. « Navrée, il semble que mon acclimatation à la capitale est moins parfaite que j’aimerais le croire. » Puisque son arrivée récente par rapport aux mondains aguerris n’était pas un secret, autant l’utiliser comme alibi.