Nano. RolePlay

Patya avait traversé le quartier des affaires au pas de course. Sous sa forme de loup. Il n'était pas rare de voir des Moscovites se déplacer ainsi pour aller plus vite. Dans le quartier voisin, moins huppé, il s'engouffra dans une petite librairie, salua le caissier d'un jappement et disparut dans une petite alcôve. Là, d'un habile mouvement, il détacha son harnachement, se transforma et se rhabilla. Le sac vide sous le bras, il monta l'escalier et pénétra la pièce où les membres de l'association se rassemblaient deux à trois fois par semaine.
Ils étaient presque au complet.

Dans la salle en question, Raïetchka se tenait déjà, debout, à moitié penchée au-dessus de la table, farfouillant dans une pile de papiers. Quel qu’en soit le contenu, ses sourcils froncés révélaient qu’il ne pouvait s’agir de rien de bon. Elle releva toutefois la tête en entendant des pas approcher, à temps pour accueillir Patya d’un sourire plus crispé que d'habitude : « Ah ! Tu tombes à pic ! La dernière idée de génie de nos dirigeants est d’interdire l’accès aux beaux quartiers de la ville aux non-zootropes. »

HRP:

Patya approcha d'un pas raide. Il ne répondit pas tout de suite tandis qu'il se penchait sur la table et parcourait rapidement les papiers les plus en évidence. Il soupira péniblement en prenant appui sur le bois traité. « Ça va être dur d'empêcher ça », dit-il enfin d'un ton las, alourdit par un défaitisme qu'il avait de plus en plus de mal à combattre. Les bonnes nouvelles se faisaient trop rares. De dépit, il envoya voler quelques feuillets.

HRP :

Oui, l’empêcher serait dur. Mais ils s’étaient lancés dans un dur combat, c’était leur lot quotidien. Raïetchka regarda son ami, qui semblait prêt à baisser les bras : « Patya. Tu es le porte-parole rêvé contre cette mesure. Tu es l’exemple parfait que séparer la société en zootropes et non-zootropes est un non-sens car nos vies sont si interconnectées. » Car une telle ségrégation le couperait de sa famille, et d’une bonne partie de ses amis.

Un porte-parole incapable de parler en public. Patya savait s'affirmer dans une manifestation, entourés de gens qui pensaient comme lui. Mais parler de façon claire et convaincante n'avait jamais été son fort. Tu parles d'un ambassadeur... pensa-t-il. « Pour beaucoup de zootropes, je ne suis qu'un traitre, pas un exemple. Il nous faut un autre angle d'attaque pour espérer en rallier davantage à notre cause. »

Un traitre parce qu’il refusait de tourner le dos à sa famille. Monde de fous. « Oh, je compte bien demander à Micha de participer aussi. Mais sa hiérarchie le regarde bizarrement depuis qu’il a refusé une mutation plus proche du centre-ville pour rester dans sa paroisse de banlieue, majoritairement non-zootrope. » Et elle-même n’avait pas tant de connaissances zootropes proches. « Tu as des idées d’autres personnes qui pourraient nous être sympathiques ? »

Patya réfléchit à toute vitesse, comme si cela pouvait changer le fait qu'il manquait lui aussi cruellement de proches ou d'amis suffisamment haut placés pour les soutenir dans leur lutte. Toutefois... « Pyotr, peut-être », répondit-il. Son frère travaillait comme archiviste dans un journal coté où il était apprécié pour son efficacité (bien qu'en tant que non-zootrope, il soit encore très loin de son métier de rêve). « Avant-hier, il m'a dit qu'un des gars de la rédaction semblait plus atteignable que d'habitude sur le sujet. Il se demande s'il n'y aurait pas un non-zootrope depuis peu dans sa famille.

« Oh ? » Voilà qui était une information franchement intéressante. « Une nouvelle naissance, ou quelqu’un qui a fait une ‘mésalliance’ ? » Les guillemets étaient presque audibles dans sa voix. Si les amitiés entre les classes sociales étaient déjà vues d’un mauvais oeil, les mariages mixtes faisaient à coup sûr monter une bonne partie de la population sur leurs grands chevaux.

« Ou un enfant ou un adolescent qui n'a toujours pas révélé de zootropie. » Il haussa les épaules. « Aucune idée, mais si on peut atteindre ce gars-là, on aura un pied dans le journal. » Il se garda de formuler à voix haute les difficultés qui subsisterait à faire publier quelque chose sans que personne n'y trouve à redire avant la distribution du quotidien. Tout le monde savait que ce ne serait pas si simple. Mais un journaliste de leur côté... C'était plus que suffisant pour espérer.

Ah oui, juste, la zootropie ne se déclenchait pas à un moment bien défini. « Ca serait génial d’avoir un sympathisant dans le journal, oui ! » Même si cela ne permettrait pas franchement de commencer à publier des articles soutenant leur cause, un changement de perspective chez un journaliste pouvait signifier un changement de ton inconscient mais non négligeable dans ses articles, et donc une évolution vers le mieux !

« Je vais demander son nom à Pyotr et voir s'il accepterait de nous rencontrer. » Il se redressa légèrement. « À vrai dire, même s'il refuse, mais qu'il accepte néanmoins d'écouter mon frère, ce serait déjà super. »

« En effet. Et puis, rien ne t’empêche de le croiser par hasard en retrouvant Pyotr à la sortie du travail… Tu sais, juste pour montrer que des relations familiales normales entre zootrope et non-zootrope, c’est parfaitement possible. » Elle avait bien sûr des scrupules à ainsi faire de Patya un exemple alors qu’il ne trouvait pas ce rôle confortable. Mais retrouver son frère après une journée de travail pour aller manger un bout ou boire un verre n’était pas une tâche insurmontable, si ?

Elle avait raison. C'était une excuse parfaite pour achever de convaincre le bonhomme qu'il y avait du bon à exposer au grand jour une relation avec un non-zootrope. Effectivement, ça n'allait pas être facile pour Patya, mais il trahissait la cause, sa famille et lui-même s'il n'essayait pas. « Bonne idée. J'irais avec mes oreilles de loup ou un truc du genre. »

« Excellente idée ! », approuva Raïetchka. « Ca le mettra directement à l’aise. Et qui sait, c’est peut-être même un type sympa », ajouta-t-elle en riant pour donner du courage à son ami.

« Peut-être », sourit Patya, contaminé par l'enthousiasme de son amie. « Faudra pas que je force trop le trait, quand même. S'il se sent manipulé, il ne nous accordera jamais sa confiance.  » Il craignait d'éveiller des soupçons là où il n'y avait pas lieu d'en avoir. Après tout, il était proche de son frère. Le "spectacle" destiné à ce journaliste n'était jamais rien que son quotidien, après tout.

« Eh bien, heureusement, tu es assez sympathique au naturel pour ne pas avoir à jouer la comédie », le taquina Raïetchka. « Je dirais bien ‘sois toi-même et tout ira bien’, mais c’est tellement cliché comme idée… » Et ça n’avait à sa connaissance encore jamais mis quelqu’un à l’aise.

Cela eut au moins le mérite de le faire rire. « Bon, qu'est-ce qu'on a d'autre ? » demanda-t-il à la ronde pour détourner l'attention de lui. Je me suis rapprochée d'une employée du Pince d'Or, dit Tacha qui n'avait en revanche pas peur de jouer la comédie. Le restaurant gastronomique du quartier chic était réputé pour accueillir régulièrement des membres du gouvernement. J'ai pas d'info intéressante pour le moment, mais j'y travaille.

« Oh, bien joué ! », s’enthousiasma Raïetchka, bien décidée à saisir chaque opportunité d’être optimiste dans un climat qui se prêtait trop facilement au défaitisme. « Une sympathisante non-zootrope, ou simplement une sympathie personnelle ? » Les deux étaient tout aussi bien à ses yeux. Après tout, le changement passait au moins autant par les liens personnels que par le militantisme. Ou c'était de moins ce dont elle était convaincue.

Personnelle, répondit Tacha. Pour le reste, je n'arrive pas trop à savoir, encore... Mais elle adore les gossips, ajouta-t-elle avec un sourire en coin et un petit haussement d'épaule qui en disait long sur ses attentes en la matière. Patya acquiesça. C'est un bon début, approuva également la personne à sa droite.

« J’imagine qu’elle s’attend à des ragots en retour ? », se renseigna Raïetchka. Elle réfléchissait déjà à des bribes d’information susceptibles d’être utiles. Cela dépendrait évidemment du type de ragots que cette nouvelle relation préférait.

Oui. En fait c'est même pour ça que je l'ai alpaguée, précise Tacha, pas le moins du monde gênée par cette petite manipulation. Je lui raconte plein de trucs sans intérêt, y a sûrement moyen de faire circuler des rumeurs qui nous arrangent, le moment venu. Patya hocha la tête, pensif. Il se frotta machinalement la joue en se demandant comment profiter de cet avantage concernant la limitation de circulation annoncée.

« Ou en tout cas rectifier ou compenser certains ragots nocifs. » Si Raïetchka ne rechignait pas à utiliser une légère manipulation de temps en temps, elle se refusait par contre à diffuser de fausses rumeurs. De toute façon, cela nuirait plus à la cause sur le long terme que ça ne la soutiendrait. Et la vérité se suffisait à elle-même.

Tacha sentit qu'elle n'avait pas utilisé le bon mot. Cela faisait suffisamment longtemps qu'elle côtoyait Raïssa pour s'en rendre compte. Par "rumeur", je voulais dire "idées qui se répandent vite". Patya, qui s'était perdu dans ses pensées et n'avait pas prêté attention à ce dernier échange, les interrompit inconsciemment. « Est-ce qu'on a une idée, même vague, du nombre de non-zootropes qui travaillent dans les beaux quartiers ? »

« Au temps pour moi », corrigea Raïetchka. Il est vrai qu’elle avait peut-être fait une interprétation un peu hâtive des mots de Tacha. Elle réfléchit ensuite à la question de Patya : « Aucune idée des chiffres exacts, mais ils font la majorité des petits boulots, qu’il s’agisse de l’entretien des voiries, la conduite des fiacres, la livraison des journaux… Sans compter ceux qui travaillent comme domestiques dans les différentes maisons de ces quartiers. » « Ils ont peut-être des statistiques au journal où travaille Pyotr ? », suggéra quelqu'un.

« Possible », répondit Patya. « En tout cas, ça fait du monde. Ils ont bien dû se poser la question des remplacements ou des laisser-passer quand ils ont lancé leur idée débile d'interdire les accès. Ça n'a vraiment pas de sens, de faire ça... » Il secouait la tête, incapable de formuler une raison valable ou un projet viable d'embauche massive de zootropes pour tous ces postes.