Nano. RolePlay

« …S’ils sont pauvres, c’est parce qu’ils sont paresseux. Et le Seigneur ne les a pas faits zootropes parce que leurs parents avaient pêché. » La beauté des Codex de loi, c’est leur poids. Raïetchka envisagea brièvement de balancer le sien à la figure du clown qui pérorait, avant de se raviser : ses mots seraient plus percutants prononcés que lancés. « Confusion entre corrélation et causalité, généralisation hâtive et homme de paille. Beau florilège d’arguments fallacieux. Et la fac de théologie c’est à côté. » Elle accompagna sa tirade de son plus beau sourire innocent, celui qui partait de ses lèvres et illuminait ses grands yeux bleus.

Patya sourit largement en regardant du coin de l'œil celui qui venait d'encaisser le coup. Un instant il sembla presque vaciller sur ses appuis ; elle n'y était pas allée avec le dos de la main. Ce n'était pas la première fois que Patya avait le plaisir de l'entendre répondre ainsi — et ça lui plaisait beaucoup. Il se jeta en arrière sur sa chaise, un crayon coincé entre les dents, l'air à la fois nonchalant et supérieur. Il avait très envie de la voir l'écrabouiller en bonnes et dues formes.

Pendant un moment, Raïetchka crut que l’autre filerait la queue entre les jambes. Mais il se redressa et se racla la gorge : « Bien, si tu as décidé d'ignorer la volonté de Dieu, je m’en tiendrai aux faits terrestres : les ouvriers, majoritairement des non-zootropes, se plaignent sans cesse d’une mauvaise rémunération, et au lieu de travailler plus pour la mériter, ils demandent aussi constamment de réduire leurs horaires de travail ! » « Ils demandent des horaires réduits parce que passer plus de onze heures, chaque jour, dans une chaine de production est épuisant, mauvais pour la concentration et donc dangereux. En plus d’être inhumain. »

Patya comptait sur les doigts d'une main les journées où il n'avait pas travaillé onze heures depuis qu'il avait intégré la fac de droit. C'était épuisant et il était persuadé que ça ne l'était pas beaucoup moins qu'un travail physique. Pourtant, il n'était pas payé. Devait-il se plaindre d'une considération moindre que celle accordée à un ouvrier, qui plus est non-zooptrope ? Il hésitait cependant encore à s'immiscer dans l'échange. RaÏetchka était plus fine que lui dans ses réparties.

Le ricanement de son interlocuteur (et de quelque membres du petit attroupement qui commençait à se former autour d’eux) laissa présager la teneur de son prochain argument : « Ooooh, dangereux et inhumain, carrément ? N’importe quel demeuré est capable de faire quelques gestes simples et répétitifs. Et c’est loin d’être du grand sport, il ne faut pas exagérer. » Raïetchka se retint de lever les yeux au ciel. « C'est la répétition qui est éreintante, pas les gestes eux-mêmes. Et les machines travaillent toujours au même rythme et une seconde d’inattention peut te broyer les doigts si tu n’es plus assez alerte. »

Patya devait reconnaître qu'un Code Civil ne faisait pas autant de dégâts qu'une machine de découpe. Cependant, à lui qui n'était pas très instruit sur le fonctionnement réel d'une usine, les accidents semblaient rares ou du fait « d'erreurs » humaines qu'il n'attribuait évidemment pas tant à la fatigue qu'à la cupidité des exécutants. Il me semble que les compensations financières sont importantes, dans de tels cas. Certains ouvriers ne se blessent-ils pas exprès pour les toucher ?

La tête de Raïetchka tourna si vite en entendant cette nouvelle ineptie que sa chevelure blonde vola droit dans la figure du clown qui avait jusque là eu le monopole des arguments mal informés. « Les compensations financières sont trop souvent une chimère accordée uniquement après d’interminables démarches administratives et juridiques pour lesquelles la famille du blessé n’a ni le temps ni les moyens, puisqu’ils peinent déjà à trouver et payer un médecin. Et aucune somme ne peut compenser la perte d’un doigt, voire d’une main entière, qui handicapera la victime toute sa vie et lui compliquera encore la tâche pour gagner décemment sa vie. »

L'aplomb de Raïetchka le déstabilisait plus que ses arguments. Voilà pourquoi il ne s'était pas montré plus pressé d'intervenir dans le débat. Maudit soit son tempérament. Maintenant qu'il ne pouvait plus reculer sans s'attirer les railleries de certains, il devait s'efforcer de maintenir une continuité logique sans avoir l'air de détourner les propos à son avantage. Raïtechka était trop maline et lui mauvais discoureur. « Si les procédures étaient faciles, les accidents seraient monnaie courante et il n'y aurait plus personne pour seconder les machines. »

Enhardi par l’apparition d’un deuxième clown (le clown était donc un animal grégaire), le premier renchérit : « Exactement ! Et même comme ça, il faut un peu le chercher pour ces ‘accidents’. Quel empoté n’est pas capable de regarder où il met ses doigts ? » Les yeux de Raïetchka se baladèrent d’un clown à l’autre (comment appelle-ton un groupe de clowns ? Un cirque ?) Puis, son sourire se teinta de défi: « Ca fait beaucoup de certitudes, mais est-ce que vous avez déjà mis une fois les pieds dans une usine ? Venez passer une journée entière à côté des ouvriers et on verra dans quel état vous serez le soir. »

Patya retint un soupir d'agacement. Traiter ouvertement les ouvriers de débiles devant Raïtchka, c'était à coup sûr mettre soi-même les doigts dans la machine. « Tu l'as déjà fait ? » demanda-t-il prudemment, mais avec assez de suffisance pour cacher son malaise.

« Oui », confirma Raïetchka sans hésiter. « J’ai accompagné mon frère quelques fois pour ses oeuvres et mon autre frère quand il faisait du pro deo justement pour des affaires de compensation. » D’où sa connaissance détaillée de la problématique. « J’ai toujours les contacts des usines en question, je peux nous arranger une journée d’immersion quand vous voulez. » Elle était l’innocence incarnée, avec ses grands yeux bleus, ses mèches blondes et son visage de poupée. Sa famille ne connaissait que trop bien cet air trompeur.

Patya commençait à en percevoir la perfidie aussi. Il fallait être bien naïf pour se penser capable de lui clouer le bec dans un débat estudiantin. Mais passer une journée dans une usine ? Non merci. D'autant qu'il était persuadé que cela ne ferait que renforcer sa position actuelle. Pro deo, pfff, soupira-t-il intérieurement. La porte ouverte à toutes les fenêtres, comme dirait son père. J'ai autre chose à faire de mon temps, se gaussa l'autre tandis que Patya conservait le silence.

À argument basique, contre-argument basique : « Tu veux dire que tu as peur de ne pas tenir le rythme. » Etait-ce un grondement sourd qu’elle venait d’entendre ? Si vite vexé, quel amour-propre fragile. Après, s’il n’était pas vrai qu’il n’y a que la vérité qui blesse, une vérité qui fâche avait en effet un fort potentiel dévastateur.

Je veux dire que mon temps est trop précieux pour le passer à observer des incapables en train de faire semblant de travailler sur des machines qui font presque tout le boulot pour eux. Patya se crispa. Il ne voulait pas subir les foudres que cette tirade allait engendrer. Il se décida pour une stratégie intermédiaire, même si celle-ci le dégoûtait. « Mollo mollo, fit-il en fronçant les sourcils, c'est peut-être un peu exagéré, là. Je veux bien rencontrer tes ouvriers, mais ça ne va pas être simple de dégager une journée entière. »

Sage Patya qui avait vu le danger là où son homologue avait foncé tête baissée. Des éclairs malheureusement (heureusement pour leur cible) intangibles fusèrent des yeux de Raïetchka. Mais l’orage passa presque aussitôt, remplacé par le retour de sa douceur trompeuse : « À ta guise. Tu ne ridiculises que toi-même par ton ignorance, après tout. » Et elle se détourna de lui pour l’ignorer résolument. « Tsk tsk tsk, augmenter tes connaissances dans un nouveau domaine ne vaut pas un unique jour de ta vie ? »

Augmenter ses connaissances, comme elle y allait ! « Les examens avancent à grands, je te le rappelle. Un unique jour, comme tu dis, pourrait me coûter mon diplôme. » Il ne se trompait pas lui-même. Repousser cette "visite" ne ferait pas oublier à Raïetchka qu'il l'avait accepté. Mais cela lui laisserait du temps pour s'y préparer.

« Ah mais c’est tout à ton honneur de vouloir te concentrer sur tes études », confirma Raïetchka, trop conciliante pour être honnête. « Il y a cinq jours complets entre la fin des examens et la proclamation, quel jour t’irait le mieux pour cette visite ? » Elle lui laissait même le choix !

Il aurait dû le voir venir. Il pouvait prétexter ce qu'il voudrait, elle trouverait toujours un créneau valable dans son emploi du temps. Plus il repousserait, plus il passerait pour un trouillard et un lâche. « Allons-y dès le deuxième jour, répondit-il en masquant son amertume. J'ai déjà booké le premier sur une affaire de mon père. »

Et voilà, comme quoi, la persévérance finissait toujours par payer. Raïetchka était bien déterminée à ne pas laisser son interlocuteur se défiler au dernier moment. « Formidable ! Je fais les arrangements et je te donne les informations pratiques. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai aussi des examens à préparer. » Mais elle n'avait pas l'air inquiète des résultats outre mesure.

Patya était fébrile. Il s'efforçait de ne rien laisser paraître, mais il appréhendait profondément cette journée. Il se rendit au lieu de rendez-vous avec les vêtements les plus modestes qu'il avait pu trouver... Autant se promener avec un pancarte clignotante en pleine obscurité.

Plus habituée à plonger dans la masse ouvrière, Raïetchka était plus sereine, et aussi moins facilement repérable. Elle était vêtue d’une simple chemise beige et d’un pantalon brun, tous deux résistants, sobres, mais clairement encore en bon état. Ses longs cheveux blonds étaient noués en chignon dans sa nuque pour ne pas voler n’importe où. Elle salua Patya avec entrain : « Alors, prêt pour une journée d’immersion ? » Une longue journée, comme l’indiquait le soleil qui commençait à peine à poindre. Les ouvriers, ça commence à travailler tôt.

Patya n'allait évidemment pas répondre par la négative, ni montrer à quel point il était mal à l'aise de se trouver là. « Paré, bien entendu ! » s'eclama-t-il plein d'assurance. Il lui emboita le pas avec sang-froid en se demandant à quelle sauce elle avait prévu de le manger. Et s'il serait capable d'éviter l'assaisonnement humiliation sans entamer son amour propre.

« Excellent ! », approuva Raïetchka. Elle soupçonnait qu’il n’était pas si assuré qu’il s’en donnait l'air, mais pas l’étendue de ses craintes. Avec le pas assuré d’une habituée, elle pénétra dans l’usine et se dirigea vers une des chaines de production, où un homme de la trentaine aux cheveux châtain clair les attendait. « Raïssa ! Toujours aussi ponctuelle ! » L’interpelée l’embrassa avec un sourire radieux : « On ne voudrait pas vous mettre en retard. » Elle se chargea ensuite des présentations : « Oleg Fyodorov, le contremaître de l’équipe, Patya Mikailovitch, un étudiant de mon année. » Le dénommé Oleg tendit la main : « Enchanté. »

HRP:

« Enchanté », répondit Patya avec la raideur typique de la haute société. La poigne de l'homme était ferme et la peau de sa paume épaisse. Dans n'importe quelle autre contexte, Patya aurait identifié tout de suite un homme qui ne passait pas toutes ses journées assis derrière un bureau. Il s'employa à sourire poliment, soucieux, vu les circonstances, de ne pas avoir l'air aussi réticent qu'il ne l'était vraiment.

À son insu, Patya marquait des points par sa simple présence, car peu de jeunes zootropes bien-nés s’intéressaient au quotidien des ouvriers. « Venez, je vais vous présenter à l’équipe. » Il poursuivit la conversation en marchant : « Et comment va ta famille, Raïssa ? » Elle répondit avec le même entrain : « Très bien, merci ! Pétia m’a proposé de l’accompagner sur une affaire cet été, et Micha est au four et au moulin, comme toujours. » Oleg sourit en entendant les nouvelles : « Un saint homme, ton frère. » Le sourire de la jeune fille s’élargit, toujours ravie quand les qualités d’un être cher étaient reconnues. « Comment va Milena ? »