Nano. RolePlay

Parfois les oiseaux lui manquaient. La vie à la campagne l'avait habitué à ces sons animaliers rythmant les journées. Mais en plein Moscou, les oiseaux se faisaient rares. D'autant plus aux abords d'une cathédrale reconstruite suite à un attentat des "démons".

Micha s'arrêta pour observer calmement les travaux en cours. Il avait débloqué une grosse somme de son héritage familial pour offrir un don à l'Eglise. Mais d'un autre côté, la paranoïa omniprésente le peinait, même s'il condamnait des actions aussi extrêmes. Des innocents avaient été pris dans l'explosion.

Quoique se sentait-il tiraillé par la situation, le prêtre avait passé trop d'années de prudence pour se découvrir aussi facilement. Le mot "zoothrope" ne quittait jamais la sécurité de son esprit et il s'interdisait toute ambiguïté sur l'utilisation du mot "démon" depuis son retour à Moscou, tâtant le terrain.

Alors, pour se tenir occupé, il avait insisté auprès de sa famille pour financer un gala de bienfaisance faisant intervenir des célébrités de violon venus tout droit de l'Opéra dont les retombées iraient aux miséreux. Il avait donc posé des congés pour venir assister Pétia. Un télégramme de Katioucha reçu la veille lui indiquait sans pitié à quel point leur frère aîné était stressé par toute l'affaire.

Peut-être le taquinerait-il au passage... Après tout, l'héritier de la famille Azarov se devait de savoir organiser de tels événements.

Comme toujours lorsqu'elle devait quitter Isaak plusieurs heures, Yeva était tout sauf sereine en se préparant. Même la perspective d'écouter les meilleurs violons de l’Opéra ne la distrayait pas de son inquiétude. Cependant, pour le bien des affaires de sa famille, elle se devait de faire bonne figure, ce qui voulait dire tenue impeccable, et sourire poli en toutes circonstances. De plus, Oksana exigerait sans doute un compte-rendu détaillé de cet énième événement auquel elle ne pourrait pas assister. « Quand est-ce que je pourrai venir ? » « Quand tu seras plus grand. » Et quand chaque instant hors de la maison ne menacera pas ta vie.

Pétia était en effet stressé, c'était peu pour décrire la façon dont il s'agitait de partout pour vérifier que tout était en ordre... tout en continuant d'écrire des rapports sur ses affaires en cours. Un bourreau de travail. Micha comprenait le télégramme de Katioucha : sa présence ne serait pas de trop pour surveiller la santé de leur aîné. Il regarda sa soeur qui sourit doucement avec cette étincelle d'espièglerie qu'elle ne réservait qu'à ceux qu'elle aimait. "Je prends le côté droit..." "... et moi le gauche." acquiesça Micha. Ils s'avancèrent d'un même pas vers Pétia pour lui attraper les bras malgré ses cris. Direction le lit !

« Tu pourras me lire un conte ce soir ? » L’espoir brillait dans les yeux de l’enfant, un espoir tout simple qui lui rappelait la fragilité de ce petit être. « Je serai déjà partie quand tu iras te coucher. Mais je viendrais te souhaiter une bonne nuit quand nous rentrerons, promis. » Un sourire un peu résigné lui répondit et lui fendit le coeur au passage.

Pétia avait pu dormir pendant deux heures. Pendant ce temps, son frère et sa soeur avaient terminé les préparatifs et, tout perfectionniste soit-il, il n'oserait jamais remettre en question leur travail. Micha avait laissé Katioucha aider leur aîné à se rendre convenable, notamment pour lisser les épis qui s'attardaient sur sa tête après sa sieste, et était allé accueillir aux portes les premiers invités. "Bonsoir, M. et Mme Berdiska, c'est un honneur de vous revoir. Comment va votre fille ?" "Très bien, merci, Père Mikhaïl. C'est un plaisir de vous revoir à Moscou." Et ainsi de suite. Ses joues commençaient à le lancer à force de sourire.

Après un dernier baiser à Isaak et la promesse de venir lui souhaiter une bonne nuit même s’il dormait, Yeva et Pavel se mirent en route pour la réception du jour (enfin, du soir). Si son mari avait déjà travaillé de nombreuses fois avec leurs hôtes, Yeva, elle, ne connaissait cette famille que de réputation. Au moins, cette réputation laissait présager une soirée plus plaisante que les aventures périlleuses garanties dans certains nids de vipères.

Luka monta les marches du perron des Azarov sans se presser, laissant à son hôte le temps d'accueillir les invités qui le précédaient comme il se devait. Puis il sourit au prêtre en retirant son chapeau, un sourire fin mais sincère.

Père Mikhail. Comme toujours c'est un plaisir de vous voir. Comment allez-vous ?

Un grand sourire éclaira le visage de Micha qui descendit les marches à la rencontre du nouvel invité. "Luka Polyukov ! Vous voilà donc. J'ai été joyeusement surpris de vous voir sur la liste des invités." Il resserra une main amicale sur son épaule, tout en retenu."Je vais fort bien. Les travaux de rénovation de l'église avancent bien. Les avez-vous vus ? Rien de comparable à notre cathédrale, cela dit." Son visage se tourne vers l'édifice, indéchiffrable, puis le sourire est de retour. "Et vous donc ? Quelles nouvelles, Luka  ?"

Après un trajet sans encombres, le couple arriva à une heure plus que raisonnable chez leurs hôtes. Ils furent accueillis par une jeune femme qui se présenta comme Katia Vinogradova, une soeur de leur hôte. Elle les mena vers ce dernier, qui était en conversation avec un autre couple — la femme portait une robe orange citrouille qui aurait fait hurler Oksana de rire. Il salua chaleureusement Pavel, puis Yeva après les présentations. Les deux hommes ne tardèrent ensuite pas à se lancer dans une intense discussion au sujet d’une nouvelle loi concernant les vitesses autorisées sur les lignes ferroviaires.

Luka sourit à son tour, taisant par pudeur que c'était en partie grâce à la présence de Mikhail qu'il s'était montré ici. Vous faites un travail remarquable avec cette église, mon père. Et Dieu sait qu'elle en avait besoin. Il fit une pause lui aussi, évitant à dessin le sujet de la cathédrale. Quelle ironie Luka. Rien de bien intéressant de mon côté, je crains. Mes patients me tiennent bien occupés. J'ai à peine commencé cet ouvrage que vous m'aviez prêté sur St-François.

Micha agita la main sans cesser de sourire. "Gardez-le autant de temps que nécessaire, Luka." Katioucha se rapprocha alors d'eux en souriant, une femme au bras. Elle salua Luka puis se tourna vers son frère. "Micha ? Voici Yeva Bogomolova. Son mari est en grande discussion avec Pétia. Mon amie, voici mon frère, le Père Mikhaïl. Il se chargera de redistribuer les fonds obtenus aux plus miséreux."

Si les aspects techniques du chemin de fer fascinaient Yeva, les considérations purement juridiques la passionnaient beaucoup moins. Elle fit malgré tout bonne figure, mais fut heureuse d’accepter le changement de conversation quand mme Vinogradova lui proposa de lui présenter d’autres convives. Yeva salua à son tour les deux hommes chez qui elles venaient d’arriver, puis tourna son attention vers le prêtre. « Une tâche essentielle, surtout à cette période. » Entre le froid qui s’installait et les festivités qui approchaient, les moins fortunés sauraient quoi faire de cette aide.

Luka hocha la tête, totalement d'accord, et suivi Micha qui les menait vers un endroit où ils seraient plus à leur aise pour discuter, laissant sa sœur accueillir les invités suivants. Comment comptez-vous procéder pour redistribuer les dons, mon père ? Si je peux être d'une quelconque assistance...

Micha mena ses invités jusqu'au buffet qui débutait la soirée. Plus tard, lorsque l'orchestre serait en place, chacun se verrait attribuer une place à table avec le repas en lui-même. Beaucoup trop de faste et de nourriture à son goût mais la haute société n'était pas aussi ascète que lui. "J'ai mis en place une liste de volontaires. Vous êtes le bienvenue, Luka. Si tout se passe bien, il nous faudra de nombreuses mains pour redistribuer les gains. Ce sera sous forme de nourriture et de jouets."

« Vous pouvez m’inscrire sur cette liste aussi. Et s’il vous faut encore des volontaires, je suis sûre que de nombreuses dames de ma paroisse et de ma famille seront ravies de mettre la main à la pâte. » Sans compter que le prétexte d’une bonne oeuvre donnerait à sa tante une excuse pour sortir de la maison et s’éloigner de son mari, qui ne s’impliquait jamais plus que le strict minimum dans les oeuvres de charité.

Le sourire qu’adressa Luka à la jeune dame présentée sous le nom de Yeva fut guindé mais sincère. Des paroles aussi volontaires font plaisir à entendre. D’autant quelles sont particulièrement rares par les temps qui courent. Cette bande d’imbéciles bedonnants s’intéresse plus à leur prochaine partie de carte qu’aux misères du monde. Il se tourna à nouveau vers Micha. A moins d’une urgence médicale, vous pouvez également compter sur moi.

Un grand sourire sincère illumina le visage du prêtre qui prit tour à tour la main de ses convives pour les serrer de tout coeur. "Merci à vous ! Luka a tout à fait raison, ça fait chaud au coeur de voir des citoyens aussi attentifs aux besoins des plus miséreux. L'hiver est toujours une période si cruelle pour eux." Micha s'écarta pour servir une grande assiette de divers mets et d'un verre de champagne et l'amena à ses convives, même si lui ne semblait pas intéressé à manger. Toute cette nourriture était bien trop grasse à son goût...

Même si Yeva n’était pas encore aussi douée pour déchiffrer le langage corporel que si elle était née dans ces cercles pleins de sous-entendus, elle ne voyait aucun éclat calculateur dans les yeux de ses interlocuteurs. Cette constatation fit s’élargir son propre sourire, malgré le sujet tout sauf joyeux de leur conversation. « Pourtant quel meilleur rappel d’être attentif aux personnes dans le besoin que l’image d’un nouveau-né avec la paille pour seul lit ? »

Luka renchérit, un sourire fin mais sincère aux lèvres. Vous avez parfaitement raison, madame. Le Christ était fils de charpentier et sa famille vivait humblement. J'ai toujours trouvé regrettable que les célébrations de la Noël de bon nombre d'entre nous perdent de vue cette vérité. Son regard pénétrant ne quitta pas Yeva, jaugeant sa réaction. Il savait que le père Micha partageait ses vues sur le sujet.

"Néanmoins, si nous célébrions tous avec l'austérité d'un moine, il n'y aurait personne pour offrir des dons aux plus miséreux." remarqua doucement Micha en tendant l'assiette entre eux. "A moins qu'il n'y ait plus ni riches ni miséreux."

« On peut vivre avec austérité et donner avec générosité — ou du moins faire profiter d’autres de sa propre abondance. » À peine eut-elle fini de parler qu’elle se demanda si elle avait bien fait. Personne n’appréciait les donneuses de leçon, et elle n’était pas sûre d’apprécier l’attention un peu trop intense du docteur, comme s’il guettait son premier faux-pas. L’avait-elle mal jugé ? Ce n’était pas impossible, elle manquait encore d’expérience.

Bien sûr, répondit Luka. Mais la générosité demande finalement peu d'efforts quand on possède les moyens de donner sans se priver. Quant à l'austérité... Luka désigna la salle d'un discret mouvement de sa main gantée, mais haussa les épaules sans finir sa phrase, peu désireux de paraitre insultant envers ses hôtes sous leur toit, sans compter que Mikhail était son ami. Il adressa à ce dernier une grimace d'excuse. Fait un effort, Luka, espèce d'ours mal léché !

Au commentaire silencieux de Luka, Micha rit de bon coeur. "Croyez-moi, nous nous passerons bien de tous ces simagrées si nos invités ne s'y attachaient pas autant." Le sentiment chrétien ne s'animait que lorsqu'en retirait quelque chose pour la plupart des Moscovites. "Les festivités de la paroisse seront sans doute plus à votre goût, Luka. Je mènerai l'orgue pour le choeur des enfants, en toute simplicité." Le prêtre se frotta le menton. "Et si cela vous fait envie, je peux voir de dérouiller mon violon."