Nano. RolePlay

C'est le bruit d'un caillou dégringolant la pente qui fit sortir Nork de sa torpeur. Il s'était adossé à un gros rocher en contrebas du sentier, le volume ouvert dans sa gigantesque paume, une plume quasiment neuve ornant sa dextre. Il prit conscience qu'il n'avait rien écrit depuis un moment, absorbé par le paysage et les reflets du couchant sur les montagnes. Se redressant, il lança vers la corniche qui le surplombait :
"Hola, pas jeter de pierre sur Nork, Nork avoir oublié casque ce matin !"

Il avait perçu les grincements du bois usé par les voyages, et le bruit régulier de sabots. Une charrette, peut-être. Mais qui pouvait bien rouler par ici, à des lieues et des lieues de la première auberge ? Son estomac émit un roulement semblable à celui du caillou. Il venait d'imaginer une auberge en détail, cochon de lait tournant sur la broche compris.

Depuis leur rencontre avec le dragon chantemage quelques jours auparavant, Ninian semblait avoir gardé la force dont leur étrange visiteur lui avait fait don, et la carriole avalait les distances comme jamais auparavant. Mais ce bon train envoyait parfois des projectiles, ce que Moira découvrit en entendant une exclamation en contrebas. « Navrée, je tâcherai de ne plus envoyer de pierres. » Par courtoisie, elle s’arrêta à hauteur de l’autre. « Pas blessé j’espère ? » Déformation professionnelle, ou peut-être simples bonnes manières quand on venait de caillasser quelqu'un par accident.

Le jeune peau-verte referma le livre sur la plume, maculant au passage l'un de ses orcticles d'une noire balafre. Il se hissa jusqu'au chemin, s'aidant de sa main libre. "Pas blessé. Non, pas blessé." Il s'inspecta quand même par acquis de conscience, tournant sur lui-même, avant de déchausser ses lunettes. "Nork, pour vous service." Il avait lu cette tournure dans un des livres de son ancienne collection. Il trouvait qu'elle sonnait bien mieux que "Moi être Untel", la salutation d'usage de son clan. "Et... vous être ?"

« Enchantée, Nork. Je suis Moira, et voici Pimarimponil et Aisling. » Tout en énonçant leurs noms, elle désigna tour à tour le minuscule dragon posé sur son épaule et sa canne. Pour quelqu'un avec des problèmes de vue, le résultat pouvait s'avérer quelque peu étrange.

L’aïeule humaine avait abandonné l'idée de le lapider, et s'était présentée. Elle avait aussi présenté son lézard et son bâton. Il ignorait si tous les voyageurs partageaient cette coutume, mais il s'empressa de présenter son livre à son tour, pour ne pas paraître irrespectueux : "Voici... euh... livre important pour moi. Pas vraiment avoir de nom, pas encore achevé." Sa curiosité le poussa à s'avancer, inspectant le drôle d'équipage sous tous les angles. "Vous être enchanteresse ? Ou juste enchantée ?"

« Formidable, un autre amateur de bouquins. On va jamais en entendre la fin. » Tiens, Aisling s’était réveillée. Moira ignora sa pique, préférant répondre à la question de l’orc. « Juste enchantée, tout comme Aisling d’ailleurs. Quel est donc le sujet de ton livre si important pour toi ? » Comme la canne l'avait prédit, elle ne résistait pas au sujet d'un livre inédit.

La fameuse Moira semblait très capable dans le domaine de la ventriloquie, ou bien peut-être que son lézard était doué de parole. L'orc n'avait pas bien retenu les noms après le premier. Il ne releva pas non-plus la pique, principalement parce qu'il ne l'avait pas comprise. "Encyclorcpédie. Tous les savoirs orcs être dedans. Pour l'instant un peu vide." Il récupéra sa plume dans l'ouvrage. "Peut-être Moira pouvoir m'aider !"

« Ah ben tu m’étonnes qu’elle soit vide. » « Aisling ! » Secouant la tête aux verdicts toujours aussi tranchés de sa canne, Moira se tourna vers l’orc. « Je n’ai encore jamais croisé de livre reprenant des savoirs orcs, c’est un pas important, en effet. Et je serais ravie de t’aider si j’en suis capable. » Elle se décala légèrement sur son siège. « Est-ce qu’on peut te conduire quelque part, tant qu’on y est ? »

Ça, il avait compris. Les paroles du bout de bois lui firent contempler un instant le retard évident de son espèce, face aux cultures riches et raffinées des autres habitants d'Heavensaw. Il suffisait de voir les humains, avec leurs tournures recherchées et la façon dont ils distribuaient les noms propres à tour de bras. Il releva la tête. L'invitation le tentait et puis, en cheminant assis, il pourrait prendre des notes plus commodément. "Nork aller nulle part en particulier, mais bien vouloir reposer ses pieds." Il hésita, tira une poignée de piécettes hétéroclites de son sac. "Suffisant pour monter ?"

D’un geste de la main, Moira balaya l’offre de paiement. « Ne t’embête pas avec ça, va. Garde tes pièces pour t’acheter quelque chose dans la prochaine ville. » Elle lui aurait bien tendu la main pour l'aider à monter, mais elle n'avait plus vingt ans, et elle finirait probablement par terre si elle tentait d'aider l'orc à monter sur la carriole.

Il se hissa d’un coup, comme un ressort qui se détend, arrachant un grincement de protestation à la carriole. Nork serra les dents et se fit le plus petit possible aux côtés de l’herboriste. Il se confondit en remerciements et en excuses mêlés, puis se tut, ne sachant pas trop quoi ajouter. Il finit par se perdre de nouveau dans la contemplation du paysage, s'enquérant d'une voix distraite : "Moira et... amis, aller où comme ça ?"

Ce jeune orc était décidément bien élevé. Ses remerciements mêlés d’excuses arrachèrent un sourire amusé à Moira, qui savait que sa carriole en avait vu d’autres sous ses airs grinçants. « On va de ville en ville, en fonction d’où la route nous emmène. »

De ville en ville ? "Moira jamais s'arrêter de voyager ? Moira doit avoir vu beaucoup de choses !" Il s'enthousiasma, comme un feu qui se réveille, grondant. Il devait profiter de ce puits de science, cette humaine connaissait toutes les villes. C'était certain, au vu de son grand âge. Il ignorait jusqu'à quel âge les humains pouvaient vieillir, mais il relégua cette question à l'arrière de la file, derrière la bien plus importante : "Comment humains appeler cette région ?" Du bras, il engloba les spectaculaires formations rocheuses.

L’enthousiasme de son passager ne put qu’enthousiasmer Moira en retour, elle qui aimait tant découvrir de nouvelles contrées pour les faire découvrir ensuite. « La plupart appelle ces montagnes les Monts de Krokdor. Il y a eu une époque avant l’ouverture de la Brèche où ils s’appelaient les Géants de Pierre, mais le nom a changé pour une raison que l’histoire a oubliée. »

"Krokdor" Il répéta le nom, comme pour se l'approprier et mieux se représenter toutes les implications. Feuilletant son lourd volume, il revint au début et corrigea un des premiers -et seuls- articles.

Orcs Ferrés être clan le plus nombreux des collines ici de région Monts de Krokdor.
Il avança ensuite de quelques feuillets et s'attaqua à une page neuve :

12eme Orcticle :
Monts Krokdor être montagnes impressionnantes. Grandes comme géants. Se trouver-
La plume cessa de griffonner. Il reporta son regard sur l'humaine. "Nork manquer de contexte pour placer montagnes. Pas encore beaucoup voyagé."

Puisque Ninian était parfaitement capable de suivre la route, Moira se permit de la quitter des yeux pour regarder ce que l’orc notait dans son livre. Ainsi il en était au 12ème orcticle. Elle était curieuse de voir les précédents. « Si ton Encyclorcpédie est destinée à des personnes avec les mêmes racines que toi, tu peux peut-être prendre un point de repère que tu connais bien ? Par exemple, est-ce que les Monts de Krokdor se trouvent du côté du soleil levant ou du soleil couchant par rapport à ton lieu d’origine ? »

Le peau-verte se chatouilla le menton avec les barbes de la plume, plissant les yeux pour réfléchir. Finalement, il se basa sur les jours de marche depuis son départ pour estimer les distances, et se référa à la position actuelle du soleil. "Devoir faire article sur soleil aussi, maintenant" fit-il, une fois satisfait de son premier jet. "Mon clan pas avoir très bonne mémoire collective." Il grogna. "Moira avoir clan ?"

C’est avec satisfaction que Moira put constater que son conseil avait été utile. Elle laissa l’orc à son écriture, histoire de ne pas le déranger, et ne reprit la parole qu’en réponse à sa question. « Pas un clan à proprement parler, mais j’ai une famille plutôt nombreuse. J’ai trois enfants et une ribambelle de petits-enfants. Et il y a Aisling et Pim, bien sûr. » À son âge, tous ses proches aînés étaient morts de leur belle mort depuis longtemps. « Ton clan ne s’intéresse pas à son histoire et à la transmission des connaissances ? C’est dommage, il y a des savoirs qui ont dû se perdre… »

Il opina. C'était dans l'optique de faire évoluer ces mentalités qu'il s'était donné pour mission de compiler tous ces savoirs. Il allait poursuivre sur sa lancée et abreuver l'herboriste de questions, mais un fracas épouvantable lui fit tourner la tête. "Hé !" Il eut juste le temps de voir l'énorme rocher dévaler la pente, avant que ce dernier ne frôle l'arrière de la charrette. Le piège s'était refermé un poil trop tard. En contrehaut, quatre gobelins se rejetaient la faute, pour savoir lequel n'avait pas poussé assez fort.

On était jamais à l’abri d’un imprévu plus ou moins favorable en Heavensaw, et leur petite troupe ne faisait pas exception. En entendant le fracas du rocher, Moira tourna la tête pour s’assurer qu’il ne faisait pas de dégâts et qu’ils n’étaient pas poursuivis. Heureusement, leurs assaillants étaient trop occupés à s’abreuver mutuellement d’insultes. « Bien fait pour vos gueules de gronks, apprenez à vous coordonner ! » « Aisling ! Pas en présence d’un enfant ! Et énerver des gobelins n’est jamais une bonne idée. » Par précaution, elle fit partir Ninian au petit trot pour s’éloigner de leurs assaillants ratés avant qu’ils se reprennent.

Les assaillants ratés étaient devenus des poursuivants en herbe, et leurs imprécations faisaient écho dans le paysage montagneux. L'orc griffonna à la hâte quelques mots en marge de la page, puis fourra son matériel dans sa besace. Il se mit debout pour guetter leur avancée. Les gobelins n'avaient pas de montures, aussi ne risquaient-ils pas de... "Stoooop !" Le cri suraigu avait couvert le bruit des sabots. Devant eux, un barrage grossier se dressait, surmonté par un autre gobelin qui brandissait une pique trop longue pour lui.

Ah, une tenaille. Ca faisait quelques années que Moira n’avait pas croisé de gobelins avec autant de suite dans les idées — en matière d’embuscade du moins. Elle doutait fort de pouvoir négocier, et passa plutôt une main dans sa besace, qui contenait un joli assortiment de cocktails tous plus inventifs les uns que les autres, qu’elle se ferait un plaisir de faire découvrir à leurs assaillants en herbe s’ils s’approchaient trop de la carriole. « Eh bien ? Pourquoi la route est-elle barrée ? Il y a des travaux ? » Oui, pour jouer les idiotes aussi elle était douée.

La demie-portion mit un temps considérable à comprendre où la vieille femme voulait en venir, l'humour n'étant pas son fort. L'arrivée de ses compagnons haletants lui épargna une surchauffe neuronale, et il put reprendre sur sa lancée : "Envoyez les piè-pièces ! Vite, vite !"

Nork s'éclaircit la voix, et le gobelin à la pique le regarda pour la première fois. Il déchaussa ses lunettes sans verre, et demanda : "Petits z'amis vraiment vouloir détrousser caravane des Orcs Ferrés ?" Le bluff était grossier, l'humaine n'avait pas vraiment la tête de l'emploi, mais peut-être pouvait-il compter sur sa bonne étoile ? Ou la stupidité des gobelins ?

Ils n’avaient donc aucun sens de l’humour. Quel dommage. Mais apparemment ils avaient assez de jugeote pour marquer un temps d’arrêt en entendant un orc leur gronder dessus. Bien que gringalet pour quelqu’un de son espèce, leur passager restait imposant à une échelle de goblin. « C’est ça, bande de cornichons mal assaisonnés, vous allez gentiment nous dégagez cette route. » Aisling ne mâchait jamais ses mots… mais, syntaxe mise à part, peut-être que pour se mettre dans la peau d’un orc, c’était exactement ce qu’il fallait ?

Le porteur de pique plissa les yeux, jusqu'à ne plus arborer que deux fentes luisantes sous un front bosselé. Il n'avait pas mordu à l'hameçon et s'apprêtait à rétorquer avant que la canne ne le coupe. L'horreur macula son visage. Bâton qui parle signifie sorcier, et sorcier signifie boule de feu. C'est bien connu. "Retraite !" Avec une agilité de chat, il désescalada sa barricade et s'enfuit en zigzagant, pour éviter les sorts. Les autres gobelins se dispersèrent en piaillant.

Nork, quant à lui, était déjà descendu de la carriole et s'arcboutait pour déplacer le tronc que les bandits avaient étourdiment oublié sur place.