Nano. RolePlay

Isaak avait commencé l’école. Au grand désespoir de Yeva, elle n’avait trouvé aucun argument susceptible de faire changer d’avis son mari, ni même de repousser l’échéance. Et pour cause : un garçon de l’âge d’Isaak ne pouvait décemment plus passer tout son temps dans les jupes de sa mère. Même si celles-ci protégeaient un secret qui pourrait lui coûter la vie.

Impuissante, elle s’était résignée à faire face à cette nouvelle difficulté. Elle continuait de s’assurer que son fils parvenait à repousser le démon qui l’habitait, veillait à ce qu’il soit attentif au moindre signe avant-coureur de manifestation pour éviter son apparition… Et elle écoutait le récit de ses journées, bien sûr. Heureusement, Isaak semblait ravi son école : il parlait avec enthousiasme de ses cours et ne semblait pas avoir de problèmes avec ses camarades.

Au fil des semaines, alors que Yeva craignait que tous ces changements fassent ressurgir le démon qui hantait son fils (il avait tendance à plus se manifester lorsqu’Isaak subissait de fortes émotions), elle observa la plus longue période sans la moindre apparition démoniaque. D’abord une semaine, puis deux, puis trois… Lorsqu’un mois passa sans la moindre plume en vue, elle se mit à espérer que quelque miracle ait délivré son fils pour de bon. En guise d’action de grâce, elle décida de l’emmener avec elle le samedi suivant, pour une visite à l’orphelinat d’un couvent soutenu par sa paroisse.

La nonne Ruf Martievna Tchernova aime beaucoup s'occuper de ses enfants qu'elle couve d'un regard bienveillant. Elle est là pour les rassurer quand ils ont peur, elle est là pour les soigner quand ils ont mal, elle est là pour leur apprendre les limites à respecter en société, la retenue mais aussi l'estime d'eux-mêmes. Ce jour-là c'est atelier théâtre, elle encourage les enfants à mimer des métiers, des situations, des animaux...

Accueillie par une novice, Yeva eut droit à un bref passage par le réfectoire de l’orphelinat (une pièce lumineuse, propre et bien ordonnée), avant de déboucher dans un jardin tout aussi ordonné d’où s’élevaient des voix d’enfants. La novice la mena jusqu’à la petite troupe, apparemment en train de jouer une scène quelconque, tout en tentant apparemment d’attirer discrètement l’attention de la nonne qui encadrait l’activité.

La nonne encadrant l'activité chuchote un mot à l'enfant qui doit mimer la scène suivante. La fillette étend ses mains jointes devant elle et avance en ondulant. Ruf laisse les orphelins à leur jeu pour saluer la novice ainsi que leurs deux invités, sans doute une mère et son fils.
"Bien le bonjour madame et monsieur." dit-elle avec un charmant sourire.

Alors que mère et fils s’approchaient, une nouvelle fillette se lança en faisant mine de… nager ? Yeva n’en était pas trop sûre. Mais c’était secondaire, puisque la religieuse responsable de la petite troupe s’avançait vers eux. « Bonjour, Ma Sœur. » Les mains jointe devant elle, elle inclina légèrement la tête en guise de salutation, affichant le sourire avenant sans être trop exubérant qu’elle arborait toujours en société. À côté d’elle, Isaak rosissait de plaisir de se faire appeler « monsieur ». Comme sa mère, il portait à l’épaule un sac contenant les fruits de la dernière collecte paroissiale de matériel pour cet orphelinat.

Le sourire de la nonne se renforce devant la mine heureuse du garçon. Elle a très envie de discuter avec lui mais l'adulte reste la priorité.
"Je vous en prie, dites-moi donc ce qui vous amène. Vous êtes peut-être fatigués par la route."
Peut-être est-ce bien le cas, Ruf n'en sait rien. Elle désigne un banc en pierre sur le côté pour les inviter à s'assoir s'ils le souhaitent.

Elle n’était pas particulièrement fatiguée, non. D’autant plus que la majeure partie de la route s’était faite en voiture. Par contre, Yeva ne disait pas non à un prétexte pour déposer sa (lourde) charge et accepta donc le banc qu’on lui proposait. « Je vous remercie. Ma paroisse a récemment organisé une récolte de dons à destination de divers orphelinats. Mon fils et moi vous apportons le résultat de cette collecte. »

"Comme c'est bon de votre part, répond Ruf avant de se baisser vers le garçonnet pour l'inclure dans la conversation. Qu'avez-vous apporté de particulier ?"

Ravi qu’on s’adresse à lui, Isaak ne se fit pas prier pour répondre : « Des livres de cours, des vêtements et des jouets. Vous voulez les voir ? » C’est fou comme en un mois à peine il avait… grandi dans ses manières. Sa voix était toujours fluette, mais imitait la cadence réfléchie des adultes. Il se tenait irréprochablement droit, mais de manière désormais plus naturelle que le zèle d’un enfant qui veut que les adultes le voient. Un vrai petit jeune homme en devenir. Malgré ses craintes, Yeva était bien forcée d’admettre qu’entrer à l’école, interagir avec des camarades de son âge et rencontrer d’autres adultes lui avait fait du bien.

Ruf, de son côté, n'a aucune idée des années recluses du petit. Elle le trouve très poli et sage, voulant bien faire.
"Tu pourrais éventuellement les présenter aux enfants ici, dit-elle en désignant les orphelins en train de jouer. Ils distribueront les dons aux enfants défavorisés hors du bâtiment."

À l’annonce de la religieuse, Isaak jeta un coup d’œil perplexe à sa mère. Un regard qu’elle connaissait bien, dédié aux situations où ce que disaient les adultes n’avait aucun sens. Sur certains points, il n’avait pas changé. Il ne remarqua toutefois pas à haute voix que la collecte était destinée à l’orphelinat et à ses résidents. « D’accord. Mais… ils sont pas occupés ? » À quelque distance, les autres enfants poursuivaient leurs improvisations.

L'église souhaite enseigner le partage aux orphelins qu'elle élève et il n'y a pas que ces enfants-ci qui ont besoin d'aide, beaucoup vivent chichement dans les logements civiles de Moscou.
"Il y a toujours de la place pour un autre participant si c'est ce que tu veux."

À nouveau, la proposition déclencha un regard d’Isaak à sa mère. Elle n’aimait pas qu’il soit au centre de l’attention, et il le savait. Cela dit, ladite mère était mal prise, puisqu’elle pouvait difficilement refuser, d’une part car l’idée venait d’une religieuse, de l’autre car elle pouvait difficilement justifier d’empêcher son fils se mêler à d’autres enfants. « Quel est le but de l’exercice ? », s’enquit-elle, consciente qu’elle ne faisait que gagner du temps.

"Un enfant doit imiter quelque chose de secret, un métier, une situation ou un animal et le faire comprendre aux autres sans utiliser de mots. Il se met donc en scène et doit faire deviner l'idée aux autres. S'ils parviennent à se faire comprendre, c'est le signe qu'ils ont compris l'idée. Moi-même, je ne suis pas très douée, ajoute la religieuse avec un petit rire. Mais il faut toujours persévérer et ne jamais renoncer à s'exprimer, même quand les mots ne sont d'aucun secours."

Un jeu innocent comme vecteur de leçon de vie. Yeva devait admettre que les méthodes du couvent étaient efficaces, même si elle-même n’était pas aussi convaincue que s’exprimer soit toujours souhaitable, ou même possible. « Je vois. C’est… très créatif. Je crains que mon fils n’ait pas l’habitude de cette activité. Peut-être pourrait-il participer comme observateur pour le moment ? » Ainsi, elle ne refusait pas la proposition, mais Isaak ne serait tout de même pas au centre de l’attention.

Ruf trouve la mère anormalement craintive pour un simple jeu. Elle suppose qu'elle a peur de le voir échouer.
"Quel terrible mal pourrait lui arriver ? L'enceinte du Seigneur est l'endroit le plus sûr du monde. Je puis vous assurer que nous enseignons à nos enfants à se montrer courtois envers les nouveaux venus. S'il n'arrive pas à ce jeu, il pourra toujours apprendre et réessayer ; si cela ne lui plaît pas, au moins en aura-t-il eu une expérience concrète."

Seules les années d’entrainement en la matière permirent à Yeva de répondre aux mots (tout sauf) rassurants de la religieuse par un sourire. Quel être abject était-elle devenue pour que la maison du Seigneur soit désormais un lieu où elle craigne plus que jamais pour la vie de son fils ? Mais le moment n’était pas aux états d’âme. Elle les repoussa donc sans pitié dans un coin lointain de son esprit. « Vous avez raison, Ma Sœur, bien sûr. Je ne doutais pas de l’accueil que lui réserveraient vos résidents. » Elle ne pouvait plus rien faire pour épargner leur attention à Isaak. Il ne lui restait qu’à prier le Ciel d’être clément.

Ruf fait signe au petit de se joindre au jeu et attend sagement que l'agneau se joigne à la troupe.
"Quelque chose vous trouble, ma dame, dit-elle à l'abris des oreilles enfantines. Si je peux être d'une quelconque aide, je le ferais volontiers. Je me trompe peut-être mais il me semble que vous avez peur qu'il arrive du mal à votre cher fils de manière générale."

Un nouveau sourire crispé répondit à la sollicitude de la religieuse. Cette fois, heureusement, le mensonge lui vint facilement. Ce pêché était devenu une seconde nature. « Mon fils a… hérité de ma santé fragile pendant sa petite enfance. J’ai… du mal à me défaire de l’habitude de trop le couver, au grand dam de mon mari. » De crispé, son sourire passa à une légère dérision à sa propre encontre. Elle retrouvait un rôle familier qu’elle jouait sans mal, celui de la mère aux nerfs fragiles qui s’inquiétait pour un rien. Qu’on blâme donc ses craintes excessives, tant que cela détournait l’attention d’Isaak.

La femme vient de fournir une excuse mais cela ne va pas décourager Ruf à l'aider. Première étape : identifier le problème tout en gagnant sa confiance.
"Vous essayez de retenir votre inquiétude en vous morigénant mais je pense qu'il est préférable de les exprimer à voix haute… à une personne de confiance. Si les réponses du Seigneur sont difficiles à percevoir, je peux peut-être vous éclairer. Vous tenez à votre fils, cela se voit. Que voulez-vous pour votre fils ?"

Cette fois, son sourire se fit doux. « Ce que toute mère veut pour son fils, je suppose. Qu’en grandissant il devienne un jeune homme bon et accompli, qu’il suive les traces de son père, qu’il mène une vie longue et heureuse à l’abri du besoin. » Rien de bien original, en somme. Bonheur, longévité, prospérité… Il s’agissait sans doute des souhaits les plus banals qui soient — mais, s’ils étaient si communs, c’était sans doute parce que ces aspirations étaient communes à une bonne partie du commun des mortels, et Yeva n'y faisait pas exception.

"Beaucoup de mères veulent le bonheur pour leurs enfants mais très peu s'accordent à dire exactement comment. Certaines attendent de lui qu'il mène une formidable carrière ecclésiastique ou militaire, d'autres qu'il fasse un beau mariage et d'autres qu'il trouve une cause juste dans lequel se lancer. Si vous voulez qu'il devienne bon et accompli en grandissant, il ne doit pas avoir peur de..."
Ruf laisse la suite en suspend, laissant la mère poursuive avec ses mots à elle.

Jadis, dans une autre vie, Yeva aurait trouvé la douce insistance de la religieuse réconfortante. Invitant à la confidence. Mais c’était un temps révolu pour elle, qui ne se confiait plus ni à ses proches les plus intimes, ni aux serviteurs du Seigneur. « Ce n’est pas lui qui a peur, ma Sœur, c’est moi. » En effet, maintenant qu’il en avait reçu l’autorisation, Isaak avançait vers le groupe d’un air guilleret. Yeva laissa échapper un soupir. « Je sais mes craintes excessives. Mais j’ai déjà perdu un enfant et… je ne peux m’empêcher de craindre que quelque malheur lui arrive. » S’ouvrir sur une vérité douloureuse pour cacher son mensonge.

Ruf ne peut s'empêcher de se demander ce que craint réellement la mère si effrayée. Une part de la religieuse sent un léger rapprochement avec sa propre expérience traumatique. Perdre la chair de sa chair, que cela doit faire mal…
"Le malheur arrive et blesse très souvent. Il fait parti de la vie mais le Seigneur nous aide à nous relever et il nous protège. Le meilleur à faire est de Lui faire confiance et de s'en remettre à Lui."

Ces paroles offraient un certain réconfort… les quelques premières fois qu’on les entendait. Lorsque, comme Yeva, on avait perdu le compte du nombre de fois où on avait reçu ce même message dans des formulations diverses et variées, l’effet était quelque peu atténué. Mais ça ne l’empêcha pas de gratifier la religieuse d’un nouveau sourire, toujours aussi léger. « Je vous remercie, ma Sœur. » À quelque distance, Isaak s’était mêlé sans mal aux autres enfants et tentait avec enthousiasme d’identifier ce que mimait la fillette dont s’était le tour.