Combien de personnes en quête d’un changement de décor, d’air frais et d’inspiration décident de faire leur valises et aller se perdre sur une île perdue presque coupée du monde, où le soleil ne fait que quelques rares apparitions dans l’année et où les portes de l’hôtel claquent bien plus souvent qu’il n’y a de courants d’air ? Pas grand-monde, vu le faible taux d’occupation de l’hôtel en question, mais Eibhlín faisait partie de ce pas grand-monde. Le bâtiment ancien, à moitié vide et loin de tout avait quelque chose de mystérieux et d’étrange. C’était le genre de lieu qui stimulait l’inspiration, et la sienne n’échapperait pas à la règle, ce n’était qu’une question de temps.

En attendant une illumination subite, elle s’était installée dans un des salons (vides, comme d’habitude) de l’hôtel pour griffonner dans son carnet. Bon, pour le moment elle avait trois moutons, une suite de mots notée par association d’idées, un début de lettre pour ses parents et un poème romantique inachevé écrit de sa plume par un fantôme qui passait par là puis s’était lassé ou dégonflé. Pas de quoi écrire le prochain bestseller, mais elle ne se décourageait pas : l’écriture était une activité complexe et un bon livre ne s’écrivait pas en un jour.

Jean, ce jour-là, voulait aller prendre l'air. Il pris donc la route vers l'extérieur. Il traversa ainsi l'hôtel de sa chambre aux jardins. Ce faisant, il discuta avec deux - trois fantômes qui trainaient dans le coin. Dans le salon sur sa route, il entrevit une silhouette : une femme, un carnet devant elle. Il s'approcha, prudemment. Une nouvelle venue. A portée de voix, il toussota : "Bonjour à vous Mademoiselle. Une nouvelle tête ici, quel plaisir. A qui ai-je l'honneur?"

Elle leva la tête une fois interpelée pour se retrouver face à face avec un fantôme qu’elle n’avait en effet pas croisé lors de ses séjours précédents à l’hôtel (déjà qu’elle avait mis un moment à comprendre que certains des « clients » qu’elle voyait étaient des fantômes). « Eibhlín Blake », se présenta-t-elle, sans lui tendre le main (puisqu’elle lui passerait à travers).

"Enchanté Dame Eibhlin, Je me présente : Jean De la Flèche, le célèbre médium" répondit-il en se penchant légèrement et en retirant son chapeau. "Cela fait-il longtemps que vous logez ici? "
Il zyeute le carnet de Eibhlin et reprend : "Oh, je vois que j'ai affaire à un écrivaine, l'inspiration est-elle présente?"

« Dame » Eibhlín ? C’était tout aussi flatteur qu’étrange, mais soit. Certains fantômes avaient des manières particulières, et tant mieux si les particularités se limitaient à agir de manière plutôt désuète. « Enchantée », répondit-elle. Jean De La Flèche. Jamais entendu parler, mais elle n’avait jamais vraiment creusé le spiritisme. Voyant les yeux du fantôme se poser sur son carnet, elle le rapprocha d’elle, un peu gênée qu’il lise ses gribouillis sans queue ni tête. « Encore rien de bien défini, mais le potentiel est là », répondit-elle vaguement. Une manière comme une autre de dire qu’elle pédalait dans la semoule.

"Ne soyez donc pas si modeste. Parfois, des livres sans ambition peuvent devenir des best sellers. Croyez-moi." Il s'approche encore un peu.
"Après, si vous le voulez, je peux tout à fait vous raconter quelques histoires de fantômes, que ces derniers m'ont racontées dans ce bel hôtel. Car figurez-vous que je suis Medium, cela peut peut-être vous orienter?" En disant cela, il bombe un peu le torse

Encore fallait-il avoir écrit un livre dans son entièreté, et Eibhlín n’en était pas encore là. La proposition du fantôme-médium (une combinaison des rôles bien ironique) avait toutefois le potentiel de l’aider, ou du moins de lui donner des éléments qu’elle pourrait peut-être utiliser. Elle tourna donc la page dans son carnet pour en révéler une blanche, prête à noter si elle en ressentait le besoin : « Ça s’annonce passionnant, merci. »

Il réfléchit, se gratte le menton et commence : "Vous savez, en tant que meilleur médium du monde, je vois beaucoup de fantômes. Et un, en particulier, qui était persuadé qu'il n'était pas mort... Quel imbécilé celui là, ce n'est pas difficile de se rendre compte que l'on est mort. En tout cas, quand ça m'arrivera, soyez sûre que je le saurai... M'enfin... Bref... Cette histoire vous va-t'elle ou en voulez-vous une autre?"

L’histoire était amusante et fit bien rire Eibhlín, jusqu’à ce qu’elle tique sur une partie de ce que son interlocuteur venait de dire : « ’Quand’ ça vous arrivera ? » Avait-elle bien entendu ? Cela serait d’une ironie tordante.

La jeune damoiselle semblait sourde. Jean parla donc doucement, en articulant bien"Hé bien oui, quand je serai passé de vie à trépas. Ce qui, rassurez-vous, est loin de m'arriver, je me porte comme un charme"

Eibhlín dévisagea brièvement le fantôme (bel et bien décédé) qui lui faisait face, avant d’éclater de rire. « Bon, je l’admets, elle est bonne. Vous étiez humoriste de votre vivant ? » En tout cas, il avait le sens de l’à propos et il savait bien préparer le terrain pour ses blagues : d’abord l’histoire du fantôme inconscient de sa propre mort, et maintenant il niait la sienne ! Bon, ok, ce n’était peut-être pas si hilarant que ça, mais elle était en vacances et bon public.

Jean parut désemparé... Une blague?
Ce n'est pas une blague, je l'ai rencontré ici, mais ça fit un moment que je ne l'ai pas vu, je vous l'accorde. Voulez-vous que je le cherche pour vous le présenter?

Humoriste et excellent acteur en plus ! Il avait dû avoir un succès fou. « Ce n’est pas de cet autre fantôme que je parle, c’est de votre sens de l’à-propos pour créer une bonne chute. Mais soit, partons donc à la chasse aux fantômes, peut-être que je trouverai l’inspiration en chemin ! » Après tout, c’est pour ça qu’elle était venue.

Jean parut déconcerté... De quoi parlait donc cette jeune personne? Il réfléchit à cette question, puis ne trouvant pas de réponse, se reconcentra sur son rôle de "professeur" : "Donc, pour voir un fantôme... Euh... Par où voulez-vous commencer?"

Par où elle voulait commencer ? Elle n’en savait fichtre rien. « Aucune idée, c’est vous l’expert. Je ne suis pas franchement médium, juste quelqu’un qui voit les morts en plus des vivants. »

Déjà, vous avez accepté l'idée de voir les morts. Cela est généralement... Effrayant. Les voyez-vous constamment ou que lorsque vous les cherchez?
Jean commança à tourner sur lui-même, à la recherche d'autres fantômes à montrer à Eibhlín

On ne va pas se mentir : Eibhlín avait sacrément flippé les premières fois qu’un fantôme lui était apparu, tout comme elle avait flippé la première fois que l’un d’eux s’était emparé de sa plume. Mais faut croire qu’on s’habitue à tout. « Excellente question. J’en vois sans en chercher », tout comme elle l’avait vu lui, « mais pas en permanence. J’imagine que quand il y en a dans les environs je les vois ? » Elle n’avait jamais vraiment creusé le spiritisme et n’avait donc aucune idée de comment les apparitions fonctionnaient, ou même de s’il y avait des règles générales dans ce domaine.

Jean regarda autour de lui, à la recherche de fantômes. Il vit, près des armures, deux enfants fantômes tournoyer autour. Il continua son tour l'air de rien. Il n'y en avait pas d'autre alentours.
Hé bien, combien en voyez-vous très chère ?

Eibhlín observa le jeu des jeunes fantômes (enfin, fantômes à l’apparence juvénile, ils pouvaient parfaitement avoir plusieurs fois son âge) avec attention au cas où l’un d’eux se mettait en tête de faire une bêtise. Mais cela ne semblait pas être le cas pour le moment. « Deux », répondit-elle. Enfin, deux en plus de lui, mais il savait déjà qu’elle le voyait.

Malgré son expérience, Jean fut abasourdi. Voir des fantômes, certes, cela était faisable, mais de jeunes fantômes comme ceux-ci, voilà qui était rare. Il était sûr que la surprise avait pu être vue sur son visage durant quelques secondes
Oh, Excellent ! Voir de jeunes fantômes n'est pas donné à tout le monde. Ave-vous des ancêtres dans le domaine de la voyance ou autre science liée à la mort?

Ah, c’était hors du commun de voir de jeunes fantômes ? (Enfin, plus hors du commun que de voir des fantômes tout court ?) Eibhlín n’en avait pas la moindre idée. Pas plus que de ce que ce Jean lui demandait. Elle haussa les épaules : « Pas que je sache, mais je n’ai pas vraiment été crier sur tous les toits que je vois des fantômes et je n'ai jamais vraiment creusé le sujet. J’aime autant éviter d’être prise pour une folle. »