Rappel du premier message :



Dear Diary,

Les gens sont d'une hypocrisie lamentable.

La paroisse a organisé une tombola de bienfaisance ce mercredi. Comme prévu, quasi tous les membres de la congrégation ont fait avis de passage. L'événement de charité a débuté ce matin à 8h et finira à 20h avec un concert de violonistes. Il est 16h et ça fait deux heures qu'Oksana attend quelles babioles inutiles elle gagnera avec son ticket acheté trois fois trop cher.

De la charité.

Ils ont intérêt à bâtir des orphelinats en or avec l'argent qu'ils récoltent.

Voilà Monsieur Popov et sa femme. Elle est connue sous le pseudonyme surprenant et originale de 'l'Anglaise' parmi les marchands de ragots. Un nom dû à sa nationalité (évidemment) et qui, du coup, n'est pas utilisé avec amour parmi les cercles de la société.
Il y a aussi Madame Stepanchikova. Veuve pour la cinquième fois. On dit qu'elle empoisonne ses maris pour agrandir sa vaste richesse, mais si c'est le cas elle aurait au moins pu s'acheter une meilleure garde-robe.
Oh et la jeune Annika qui pointe le bout de son nez. Si elle pense que toute cette poudre sur son visage cache l'acné qui est clairement affiché sur son front, elle a bien tort. Pauvre fille.

Tentant d’ignorer les regards curieux que l’exclamation de l’autre avait attirés, Yeva se laissa entrainer par celle-ci. Elle se demandait bien à quels « jeux » on pouvait bien jouer lors d’un événement pareil. Un rapide coup d’oeil à l’assemblée lui permit de constater que Pavel avait entamé une nouvelle discussion avec d’autres personnes, un couple de la génération de leurs parents.

Avant tout ce serait judicieux de savoir quelles étaient les personnes qu'elle ne pouvait pas impliquer dans son petit jeu. Vu la réaction de Yeva pour la connerie avec les lunettes de Madame Kuznetsova, Oksana en avait tiré que son sens de l'humour n'était pas encore au point. D'abord, qui est votre mari ? Son regard glissa dans la foule, son expression de nouveau caché par son éventail.

Ses yeux virèrent discrètement vers le groupe en question. Dans ce cas-là, Pavel devait être le jeune d'une trentaine d'apparence. Oksana devinait que poser plus de questions à son égard serait mal pris, mais elle pouvait toujours poser des questions plus générales. Ça fait longtemps que vous êtes mariés, si ce n'est pas trop indiscret ? (Sinon, n'hésitez pas à me corriger. Ma mère prendrait un plaisir à rejoindre votre avis.)

Etait-ce indiscret ? Sans doute pas, puisque leurs familles avaient fait publier une annonce dans le journal, comme toute famille qui se respecte. « Cinq semaines. » Sa main droite vint machinalement triturer son alliance, qui désormais ne la quittait plus que la nuit. Déjà cinq semaines ? Elles avaient été tellement remplies qu’elle les avait à peine vues passer.

Et comment vivez-vous la vie de mariée ? demanda-t-elle, intéressée d'en savoir plus. Le projet était toujours en cours pour elle, même s'il avançait plutôt bien. J'imagine que ça doit être un choc de quitter la maison.

Aussi dépaysante que la campagne la serait pour Oksana, certainement. Elle soupira. Au moins vous êtes déjà certaine de votre avenir. Plus ou moins. Cela doit être reposant. Si pas pour elle, au moins pour sa famille. Les commentaires à cet égard auraient pris fin avec son mariage.

Oh, ce n'est qu'une situation temporaire, répondit Oksana qui, si elle trouvait la question indiscrète, ne lui fait pas remarquer que c'était le cas. Son regard était maintenant posé sur un grand blond au côté opposé de la salle.

Ce n'est pas vraiment une occasion adaptée à ce genre d'efforts. Tomber dans les bras d'un homme durant un éventement charitable aurait l'air tout sauf... charitable. Ce n'était pas seulement l'homme concerné qu'il fallait impressionné. Ses parents étaient tout aussi importants. Si pas plus.

Ah, en effet. Elle aurait probablement dû y penser elle-même. Une preuve de plus de son manque d’expérience… Enfin, soit l’autre le cachait bien, soit elle ne lui en tenait pas rigueur. « Sans doute pas, non… »

Jouons plutôt mon jeu, offrit-elle, sans certitude que Yeva allait trouver son jeu amusant. Je suis curieuse de voir le point de vue de quelqu'un... Comment dire ? D'externe. Elle dévisagea encore une fois son interlocutrice au regard si innocent. Je vous assure que tout ce qu'on dit restera évidemment entre nous. Vous avez ma parole.

C’aurait été un mensonge de prétendre qu’elle n’était pas curieuse de découvrir ce fameux « jeu ». Quoique le mot lui semble bien incongru dans le contexte où elles se trouvaient. Elle ne répondit à l’invitation que par un regard interrogateur, puisqu’elle ne savait encore rien des règles ou du but de ce jeu.

Alors c'est très simple, commença-t-elle pour l'explication. C'est comme les devinettes. Vous me désignez quelqu'un, discrètement, et je vous propose deux faits divers à propos de cette personne. L'un est un mensonge, l'autre la vérité. A vous de devinez lequel est vrai.

Les Olov, hein ? Voyons, voyons. Oksana passa un index sur ses lèvres pour réfléchir. Ah. Pour Madame : 1. Elle a été vu à l'Opéra avec Graf Golovin, supposément pour demander une faveur financière. 2. Sa femme de chambre aurait coupé ses cheveux de travers pour cause d'un désagrément entre les deux, d'où le fait qu'elle porte ses cheveux attachés ainsi depuis des semaines.

Yeva jeta un coup d’oeil plus attentif à la coiffure de l’épouse Orlov pour tenter de détecter des signes d’une coupe ratée, mais rien ne sautait aux yeux. Et elle préférait ne pas donner l’impression de dévisager la dame en la regardant trop longtemps ou trop intensément. Quelle que soit sa réponse, il s’agirait donc de toute façon d’un choix au hasard. Autant opter pour la théorie la moins osée, et donc la moins risquée. « La deuxième option est correcte ? »

Absolument. Oksana hocha la tête avant d'y ajouter : Les domestiques parlent beaucoup entre eux et il se trouve que la mienne en particulière est très informée. Comme ça l'arrangeait. Je vous conseille de garder vos secrets à vous-même si jamais vous avez employé des moscovites.

Décidément, ça jasait à tous les niveaux sociaux dans cette ville. Voilà qui était bien différent du calme de la campagne où le plus proche (et seul) voisin était un vieil ermite qui leur apportait de temps en temps des légumes de son potager. « J’en prends bonne note. »

Une prochaine victime ? demanda Oksana, maintenant que leur jeu était lancé.

« Victime » ? Voilà qui sonnait bien sinistre comme terme. Yeva se renseignait simplement pour tenter de mieux cerner le monde dans lequel elle était arrivée, il n’y avait pas de mal à cela, pas vrai ? « Qu’en est-il de Madame Kuznetsova ? » Autant continuer par des noms qu’elle connaissait.

Elle avait encore choisi quelqu'un qui lui était vaguement familier. Trop gentille pour s'attaquer à de parfaits inconnus ? 1. Son fils va bientôt toucher sa quarantième année de célibat. 2. Elle aurait eu un caniche il y a quelques années qui a créé des ennuis avec la Milice.

Vu le commentaire récent de la dame à propos des « jeunes » qui repoussaient le mariage, Yeva ne mit pas trop longtemps à se décider. « Son fils est célibataire ? » Si oui, elle imaginait que les rumeurs allaient bon train. Même quelqu'un d'inexpérimenté comme elle savait qu'un célibat prolongé était rarement bien vu, sauf en cas de veuvage (et encore).