2 octobre.

July regarde son salon. Spartiate, comme toujours. Un canapé moche mais confortable ; une étagère à moitié vide pleine ! sur laquelle trône un cadre photo tout neuf (et une famille inconnue à l'intérieur) ; un tableau Ikéa en trois parties, abstrait et coloré ; une table basse où elle a étalé quelques magazines pour donner un peu de vie ; une télé, parce que tout le monde a une télé. La petite cuisine attenante n'est pas plus décorée, mais elle est pratique : il y a un micro-onde.
De l'autre côté de l'entrée, une salle de bain fonctionnelle aussi impersonnelle que celle d'un hôtel. Et enfin, la chambre : un lit, un autre tableau Ikéa, une penderie à moitié vide pleine et une commode. Oh, et une plante verte ! Qu'il faudra pas oublier d'arroser.

Elle franchit la porte-fenêtre et admire le jardin. Petit coin de verdure qui s'entretiendra tout seul (elle a pas l'intention de planter des tomates ou des rosiers) et de chaque côté de la palissade, des voisins plutôt cool. C'est-à-dire pas envahissants. Elle va pouvoir jouer les meufs aimables tout en restant dans son coin elle aussi. Elle se contentera de leur parler de la pluie et du beau temps quand elle les croisera autour de chez elle. Classique.

L'endroit par-fait. Cette nouvelle baraque, ça s'annonce bien. Elle le sent.

Enfin ça, c'est ce qu'elle croyait. Parce que depuis quelque temps maintenant, elle a l'impression que quelqu'un s'introduit chez elle en son absence. Elle verrouille tout en partant, vérifie portes et fenêtres, mais rien à faire. Il y a... elle sait pas... quelque chose qui cloche.

1.


La première famille avait été la meilleure. "On n'oublie jamais son premier." Navi peut vous confirmer que c'est vrai. S'il l'avait bien compris (il n'a pas encore complètement cerné les ficelles du métier) il avait s'agit d'un couple (deux femmes) et leur enfant. Vu comment elles criaient "Ômaigod Tony !" à plusieurs reprises, Navi avait supposé que c'était le nom du bambin. Il avait aussi appris que les bambins étaient franchement peu intéressant pour les fantômes. Mais (!) aussi les seuls à remarquer sa présence. (S'il ne comptait pas les animaux, c'est parce qu'il considère que les bébés c'est un genre d'animal. Et qui pourrait l'en blâmer ?)

La deuxième n'était pas restée très longtemps. Ils avaient beaucoup d'enfants (l'horreur !) mais peu de patience pour la maison. Les parents avaient surtout beaucoup crié. Si Navi possédait encore des tympans il se serait plaint.

La famille numéro trois n'était qu'un pauvre jeune homme seul qui passait ses journées dans le canapé à regarder des drôles de choses à la télé. Surtout des hommes adultes qui se lancent sur d'autres hommes adultes afin d'attraper un œuf bizarre pour l'emmener à l'autre bout du champ de bataille. Qu'est-ce qu'il avait pu s'exciter pour ce genre de conneries ! Surtout quand Navi s'approchait de la télévision et que la boîte perdait sa bonne connexion stable.

Pourvu que la quatrième tiendra plus longtemps.

13 octobre.

July est rentrée un peu plus tôt du boulot. Il n'y avait presque pas de clients et son patron lui a donné congé. Elle n'a pas senti tout de suite qu'il y avait un problème. Mais il ne lui a pas fallu longtemps pour le découvrir.

Là, c'est plus qu'une atmosphère bizarre, une impression de déjà vu ou just a bad feeling qui fait remonter des frissons dans la colonne vertébrale. Là, il y a du désordre dans sa cuisine. Un peu de farine sur le comptoir, des miettes de biscuits par terre, des grains de sucre sur le rebord de la poubelle. Elle en soulève le couvercle, mais il n'y a rien de plus que ce qu'elle a jeté le matin-même. Elle ne l'admettra jamais, mais elle est un peu effrayée. Est-ce qu'un voisin serait venu... cuisiner chez elle ? What the frell?

Il y a bien Randy, dans la maison d'à côté, qui n'a pas le droit de se servir du four en l'absence de sa mère. C'est un ado, il peut totalement avoir bravé l'interdit en utilisant la cuisine de quelqu'un d'autre... Genre la meuf qui dit juste "Bonjour, beau ciel bleu !" quand on la croise. Celle qui toquera pas à chaque porte au risque de passer pour une folle.

Et d'ailleurs, par où il est entré, ce p'tit con ? Fucking teenagers.

Du coup, elle descend à la cave pour voir s'il n'y aurait pas une trappe ouverte ou une fenêtre cassée. Après tout, elle n'est même pas allée voir depuis qu'elle a emménagé. Comme si elle avait besoin d'autant d'espace !

2.


Alors euh... soyons clair. Navi était tout à fait innocent dans cette histoire (pour une fois) !

Il avait peut-être laissé la fenêtre ouverte en bas pour aérer (le propriétaire précédent avait fait pousser des plantes chelous dans la cave) ce qui avait possiblement attiré les rats, qui étaient venu s'infiltrer dans la cuisine, où Navi avait également oublié de fermer les placards quand il avait été à la recherche d'ingrédients, ce qui avait entraîné le carnage alimentaire dans la cuisine... mais il était innocent !

Il s'était même investi dans le nettoyage en chassant les créatures à coup de balai, le passe-temps préféré du vieux mage qui l'avait éduqué. Si quelques retardataires se perdaient par inadvertance, écrasés entre le balai et le mur, ce n'était pas sa faute non plus. July ne trouverait aucune preuve de méfaits. Impossible ! Navi avait récupéré les spécimens et les avait mis de côté dans le grenier où sa collection d'ingrédients commençait à prendre de proportions assez impressionnantes.

Navi plaide non-coupable !

La lumière du plafonnier n'éclaire pas tous les recoins. L'ampoule fatiguée offre un éclairage tamisé qui n'est pas à sa place dans une cave. C'est glauque. Elle dégaine son téléphone, comme toute bonne victime de la modernité, et commence à faire le tour de l'endroit.

Elle trouve la fenêtre criminelle, la ferme et soupir d'agacement en frottant les filaments de toile d'araignée qui s'accroche à sa veste.
Elle remonte et se laisse tomber dans le canapé. July regarde dans le vague un loooong moment, avant de remarquer que le cadre photo n'est pas à sa place : il a été décalé. Le faux cactus en plastique aussi. Ainsi que... Eh ! C'est quoi ce bouquet de fleurs, sur la table basse ? Le vase a toujours été là, ça oui, mais les fleurs dedans, ça non !

Dans un sursaut, elle se retourne, comme si elle allait trouver quelqu'un derrière elle. La pièce est vide. Elle fouille toute la maison, personne.
L'ado ? Il aurait laissé des fleurs pour s'excuser ? Ou un truc comme ça ?

— Rhaaaa fucking teenagers !!

3.



Oui, alors là... coupable !

Famille numéro quatre n'avait clairement pas le goût de la décoration. Navi avait été assez gentil d'égayer un peu l'ambiance banale de la maison dans laquelle ils co-habitaient (parce qu'ils co-habitent, si si !).

Elle ne l'avait pas encore remarqué, mais sauf le magnifique bouquet à la table basse — et qui place un vase sans fleurs d'abord ! — il avait aussi amélioré le feng shui de la pièce en décalant les meubles de quelques centimètres. Genre le cadre — elle n'avait même pas changé la photo IKEA de base, d'ailleurs ; Navi était certain qu'elle ne connaissait pas cette heureuse famille, ou bien famille numéro deux avait eu exactement la même avant de remplacer le carton par une photo de leur vraie famille — bref, il avait bien recentré le cadre. La symétrie était impeccable à présent.

Il avait également pris l'initiative de donner de l'eau au cactus, avant de se rendre compte que c'était fait de plastique. Une plante ! En ! Plastique !!! Où va le monde ? D'où l'importance du bouquet de fleurs fraîches dans de magnifiques dégradés de violet.

Dans sa chambre, son lit était soigneusement refait, les coussins bien secoués pour leur redonner du gonflant et les draps placés sous le matelas comme dans les hôtels cinq étoiles. Bien sûr, le petit sachet d'herbes odorantes ne pouvait pas manquer à l'entête du lit. C'était une odeur de lavande et de vanille.

N'oublions pas le pot-pourri de fleurs séchées dans les toilettes non plus. Un ajout essentiel dans cette chambre dédié aux choses non-agréables pour les narines du fantôme (ne lui demandez pas comment ça marche, mais il a encore le sens de l'odorat).

Oui, oui. Coupable.

Un ado referait un lit ? Nope. Un ado mettrait un pot-pourri — elle l'attrape et renifle — vanille et lavande dans un délicat petit sachet en tissu brodé ? Nope, impossible. Elle est pas naïve au point de le croire. Mais alors qui ?

Une chambre impeccable, un salon impeccable... C'est une femme de ménage ! C'est sûrement ça ! Les anciens locataires ont oublié de la décommander et comme le propriétaire n'a pas refait les clefs (il n'avait aucune raison, pas vrai ?!), la dame — ou le monsieur, hein, soyons pas sectaire — est venue faire son boulot. C'est forcément ça.
Elle se laisse tomber sur le lit en soupirant. Ça sent vraiment bon, ce petit machin. Et les draps sentent le frais. Vu que ce n'est pas elle qui paye le service, elle ne va rien dire à presonne et profiter encore un peu. Le jour où quelqu'un lui réclamera quelque chose, elle répondra qu'elle croyait que ça faisait partie du forfait. Et refusera de payer, ils avaient qu'à y penser avant.

Elle retourne au salon, le sachet sous le nez, oubliant déjà la farine et le reste dans la cuisine, alors que ça ne colle pas du tout au reste du scénario, et passe la soirée devant un talk-show stupide.


18 octobre.

Aujourd'hui, il y a du bazar dans sa commode. Et pas dans n'importe quel tiroir : celui des sous-vêtements. C'est pas l'agent de ménage, si ? Naaaan, quand même... !
Quoiqu'elle préfèreait que ce soit ça plutôt qu'un pervers.
Est-ce qu'elle aurait oublié de fermer un truc, en partant ?

4.



Il y a une excellente explication pour le bordel dans le tiroir à sous-vêtements. Ex-cel-lente. La voici : Navi voulait savoir quel genre de sous-vêtements July portait.

... En fait, laissez-moi mieux expliquer, parce que dit comme ça on aurait en effet pensé que le fantôme en question était un gros pervers alors que rien n'est moins vrai ! Navi avait une curiosité naturelle qui s'étendait sur tous les accoutrements confondus. Il adorait particulièrement fouiller dans les armoires (et donc les tiroirs) des habitants de sa maison.

Grand fut en effet sa surprise quand il avait découvert la case "sous-vêtements". Vous le savez peut-être (ou vous le savez pas), mais le jeune (il insiste) mage en question n'en portait effectivement pas. S'il avait connu la sous-catégorie de la lingerie comme portaient vraisemblablement les deux femmes du couple de la première famille, il s'en serait sûrement procuré. La dentelle, les petites bretelles, les ensembles... Il avait carrément compris l'intérêt de l'homme solitaire de la famille numéro trois qui semblait s'en raffoler aussi vu le nombre de vidéos qu'il regardait dédié à ces vêtements.

July, en comparaison, avait encore une fois du mauvais goût. La déception fut tellement grande en découvrant le contenu du tiroir, qu'il l'avait complètement bouleversé afin de garder seulement les deux sets acceptables. Peut-être ça l'inspirerait à mieux s'habiller.

C'est un pervers ! Un stalker ! Un psychopathe ! Il n'y a pas d'autre explication logique à ce bordel et surtout, à la disparition des deux seuls ensembles un peu aguicheurs qu'elle possède. Son malaise est immense. Maintenant, elle a peur. Elle craint d'être suivie, observée, filmée même ! Bientôt elle va se faire assassiner dans son sommeil parce qu'elle ne rend pas son amour à son harceleur invisible !

Il lui faut plusieurs jours pour s'en remettre. Plusieurs jours à se retourner tous les trois pas partout où elle va, à se doucher en maillot de bain, à vérifier trois fois tous les verrous et loquets, à passer les murs au peigne fin pour trouver des trous, à fouiller toute la baraque à la recherche de caméra miniatures cachées dans tous les coins.
Plusieurs jours à ne presque pas dormir et à se demander ce qu'elle va trouver en rentrant.

Et comme il ne se passe plus rien et qu'elle ne trouve aucune trace d'effraction ou de matériel d'espionnage, elle commence à se dire qu'elle est vraiment conne d'être aussi parano pour deux paires de sous-tif-culottes qu'elle a peut-être juste oublié quelque part. Genre chez un amant.


22 octobre.

Elle s'est calmée. Limite, elle en glousse quand elle y repense. Du coup, en ce jour non travaillé, elle décide de s'installer dans son jardin, comme une personne normale. Chaise longue, cocktail, bouquin inepte (genre romance à deux balles). Ça va le faire. Sauf que non. Y a des mottes de terre tous les trois pas.

— Et putain, maintenant j'ai des taupes !

Et des jeunes pousses inconnues.

— Wait, what?

5.




Ce ne sont pas des taupes. Ce ne sont ni même des légumes. Ce sont les plantes et fleurs soigneusement plantées par notre mage-fantôme préféré (oui, c'est décidé). Parce que vous ne pensez quand même pas qu'il va vivre dans un lieu inculte, sans beaux sous-vêtements, sans même ses ingrédients !

Il n'avait pas encore complètement trouvé une solution pour le problème "potion" (a.k.a. "comment faire des potions dans un monde où les plantes ne sont pas magiques") mais toutes épreuves à leur temps. Heureusement, la Terre semblait avoir quelques fleurs et autres verdures en commun avec Heavensaw.
Il avait planté des roses (blanches !) proche du portillon qui menait au coin des bonnes herbes (contrairement aux mauvaises herbes, elles avaient tous du mal à pousser), des fleurs hortensia au côté opposé (mauves !) et de la lavande (mauve !) qui avaient attiré de nombreux petits papillons et d'abeilles. Tant mieux. Navi n'avait pas encore commencer le projet "enruchage" pour devenir mage-apiculteur et de profiter des caractéristiques bénéfiques du miel (il y en avait beaucoup), mais c'était quelque chose à prévoir.

Quel beau jardin. Encore mieux maintenant qu'il n'y a pas d'enfants dégueulasses qui cassent les fleurs avec leur "ballons" de "foot" et leurs jeux à la con. Une adulte qui passait jamais par la porte arrière ; quelle chance !

Meilleure famille jusqu'à présent. Navi ne peut pas être plus clair.

Elle fixe les (jolies, en plus) fleurs sans comprendre. Et ça sent bon la lavande. Tiens, comme le petit sachet sur son oreiller. L'agent de ménage ferait aussi du jardinage ? Nan parce qu'un voisin, c'est très peu probable. Personne ne fait ça sans demander la permission !

Tiens, en parlant de voisin, il y a la vieille dame qui sent les pancakes, juste là. Sa tête dépasse de la palissade. July la salue et en profite pour lui demander si elle a vu quelqu'un planter tout ça. Le vieille a soudain l'air effrayée.

— Non, je sais pas. J'ai un truc sur le feu, il faut que j'y aille. Bonne journée, July !

Et la voilà qui trottine jusqu'à sa véranda et disparaît dans sa maison. Quelle mouche la pique ? D'ailleurs, maintenant qu'elle y pense, ses voisins sont tous un peu étranges. Elle surprend parfois des regards discrets quand elle part bosser. Elle s'est dit que ça devait être comme ça dans toutes les banlieues, les gens s'espionnent les uns les autres. Les vieux plus particulièrement parce qu'ils n'ont rien à faire d'autre de leur journée.
Et puis elle est la petite nouvelle, ils veulent des ragots, c'est sûr. Et s'ils ne savent pas pour l'agent de ménage/jardinier, alors elle vient d'en servir un sur un plateau : la nouvelle débloque complètement.

Elle soupire. Tranquillement, elle s'installe près de la lavande et commence à lire. Le "bzz bzz" des insectes la berce et elle finit par s'endormir.

6.




Ce sont les murmures d'enfants qui ont dû la réveiller. Il y en a au moins quatre qui espionnaient la madame qui dormait dans son jardin. Trois garçons et une fille.

— Elle est morte ?
— Mais non, crétin ! Tu vois bien que son torse il bouge !
— Beeeeerk, tu regardes ces nénés !
— Mais... mais non ! Je la vois respirer c'est tout !
— Elle en a pas beaucoup de toute façon.
— CHUT ! Vous allez la réveiller !

Navi n'entend rien de tout ça évidemment. Il est occupé dans le grenier (son grenier). Quelqu'un doit bien réarranger toutes les bouteilles et fioles par ordre alphabétique, non ? C'est pas Famille numéro 4 qui va l'aider avec ça. Elle a été utile, mais très peu serviable.

Elle ouvre un œil et cherche l'origine des petites voix. Des gamins, évidemment. Elle tourne franchement la tête vers eux, sans ouvrir son deuxième œil. Les mômes sursautent mais ne bougent pas. Ou peut-être que si, mais c'est juste un pas en arrière, sur les starting blocks pour détaler comme des lapins dans une course de lévriers.

— Trop tard, elle fait avec un petit sourire en coin. Puis, sans bouger d'un pouce, elle ajoute : Ça va la vie ?

Les enfants se taisent. Soit ils n'ont pas compris la question, soit ils sont timides. Soit elle leur fait forte impression. Partons là-dessus, ça lui fait plaisir.

— Qu'est-ce que vous faites là ?

— Rien du tout m'dame !
— On vérifie si vous êtes morte.

Ils ont parlé en même temps.

— Va falloir accorder vos violons, dit-elle en se redressant avec un petit rire. Personne ne dort dans son jardin, ici ?

Des petits curieux qui jouent à se faire peur, rien de bien méchant. Et puis maintenant qu'elle est réveillée, elle va pouvoir se faire un plateau télé. C'est quoi, déjà, la dernière série à la mode ? Ah oui, How to get away with murder, muh-muh-muh.
Ah nan mais elle a rien contre les enfants, hein, je vous vois venir, là. Remballez ses sourires entendus.

7.



— Pas dans le jardin d'une maison hantée, c'est sûr ! lâche le plus grand.
— Kevin !
— Bah quoi. Tout le monde le sait.

Mais pas tout le monde le savait...

Navi, par exemple, serait grandement étonné d'apprendre que la maison qu'il habite est hanté. C'est vrai que ses co-habitants ont tendance à partir assez rapidement après leur déménagement... Peut-être qu'il y a une once de vérité dans les déclarations de ces.... mini-adultes.

Hantée ! La bonne blague. Elle commence par rigoler, puis elle voit que les enfants sont très sérieux. Peut-être que la maison était à l'abandon depuis longtemps... ? Ah nan attends, ça colle pas avec la femme de ménage et tout. Et puis le jardin était pas en friche, la cave n'est pas blindée de toiles d'araignées...

— Ah ben oui, bien sûr, suis-je bête, fait July pour rentrer dans leur jeu.

Mais au fond, elle est grave intriguée.

— Ben oui, t'es bête.
— Trudi !
— Quoi ? C'est elle qui l'a dit !

July a un petit sourire en coin. Aaah, l'innocence des enfants... Elle trouve ça drôle, vraiment.

— Bon alors, c'est quoi cette histoire de fantômes ?
— Ben genre, personne t'as dit quand t'as emménagé ?
— N'importe quoi. Une agence dirait pas un truc pareil.
— Ouais, sinon personne loue. C'est toi qu'es bête.
— Eeeeh !
— Bon alors, chuis trop dans le suspens, là. Racontez-moi !
— Ben y a une sorcière qui a sacrifié des gens.
— Pff, mais nan, c'était un tueur en série.
— Qui tuait à cause du fantôme de la sorcière ! Toi t'es bête.

O. M. G.
Elle en a pour la soirée.

8.




— Vous êtes TOUS bêtes ! s'exclame le garçon asiatique. Mon père il était ami avec le cousin du frère de la tante de Stefan, qui avait un ami en commun avec la personne qui a preeeesque loué la maison il y a 3 ans. Ah ouais, ça devient sérieux là. Bref. Il baisse la voix pour la suite, comme un bon conteur l'aurait fait. Donc papa m'a dit qu'il y a 100 ans, il y avait une jolie femme qui habitait dans cette maison. Malheureusement, maniaque de la beauté, quand les premiers cheveux gris commencèrent à apparaître... elle est devenue folle ! Obsédée par trouver la formule de l'élixir de jouvence, elle attrapa des pauvres enfants innoncents et les enferma dans le grenier. Là, ils étaient obligé de souffrir en cage en attente que la sorcière les liquéfia pour en faire son élixir..... et de vivre à jamais !

C'est là qu'il part dans un rire diabolique. Les camarades sont impressionnés. Navi, qui a entretemps rejoint le jardin par curiosité (il y a beaucoup de bruit depuis un moment), l'est beaucoup moins.

— Ridicule, lâche-t-il, même si personne ne l'entend. C'est pas comme ça qu'on fait des potions de jeunesse éternelle.

Eh ben, voilà bien une histoire pour Halloween, tiens. D'ailleurs, c'est dans quelques jours ; pas étonnants que les gamins soient à la recherche de sensations fortes. Elle se demande depuis combien de temps l'histoire se rapporte de bouche en bouche dans le quartier. L'oncle de la grand-mère du cousin machin, c'est à peu près les trois quarts du quartier qui se raconte cette histoire depuis des années. Sûr qu'il existe autant de versions différentes qu'il y a et qu'il y a eu d'habitants.

Soudain, elle a un frisson. Vous savez, la petite sensation désagréable que vous avez quand vous croyez qu'on vous observe, alors que pas du tout... ?
Elle se frotte les bras. Il fait frais tôt, ça y est. Le 31 ça va cailler, les mômes ont intérêt à avoir des déguisements chauds.

Aaaah putain, faut qu'elle achète des bonbons !

— Flippante, cette histoire. Mais je suis allée au grenier et il n'y avait rien du tout.

C'est un mensonge, elle est pas montée. C'est comme la cave, elle en a pas besoin, pourquoi elle se fatiguerait à visiter ?!

— Mais c'est un fantôme ! On la voit pas, mais elle est quand même là !
— D'accord, concède-t-elle. Et si vous rentriez chez vous, maintenant ? Vos parents vont vous chercher. Et la prochaine fois que vous vérifiez si je suis morte, faites-le en silence, d'ac ?!

9.




— Promis !
— Même pas vrai !

Les enfants s'enfuient en rigolant, l'un donnant un bon coup à celui qui a dit "même pas vrai", qui lui rend une baffe amicale (apparemment elles peuvent l'être). La fille utilise le skateboard pour se déplacer plus rapidement. Le bruit s'éloigne et Navi peut enfin arrêter de retenir son souffle. Il ne savait pas qu'il était en train de le retenir, ni même qu'il en avait un, mais voilà.

— Excellent travail. Navi approuve. Il était fort temps de chasser la vermine. Tu te rends pas compte les dégâts qu'ils auraient pu faire à notre jardin !

Il balance son bras vers l'épaule de July pour lui donner quelques petites tapes et s'étonne que sa main passe à travers elle comme si elle est un mirage. Pas la première fois que ça arrive, mais il semble toujours oublier d'investi— Qu'est-ce qu'il fait encore ici ? Ah oui, il avait besoin de lavande pour un nouveau parfum.

— Allez ! Restons pas là les bras croisés.

Navi lui donne l'exemple et s'active.

31 octobre.

July aimait bien Halloween quand elle était gosse, comme tout le monde. Enfin j'imagine. Elle se rappelle le porte à porte avec sa sœur et les montagnes de friandises que leur mère rationnait pour éviter d'avoir à les emmener chez le dentiste pour des caries ou chez le médecin pour des indigestions. Bref, c'était le bon temps.
En souvenir de ce temps, elle a acheté un montagne de friandises pour les gamins du quartier qui ne vont pas manquer de passer par la maison "hantée" (elle fait des gros guillemets avec les doigts en pensée). Pour l'occasion, elle a même investi dans un petit peu de déco : squelette en plastique, fausses araignées et toiles qui vont avec, citrouilles évidemment, même des guirlandes lumineuses oranges. Elle s'est aussi offert un chapeau pointu violet avec un joli liseré doré.

Elle est prête.
Et elle est en avance.
Et il y a ce grenier qui l'appelle depuis l'histoire des mômes. Elle ne peut pas à se le sortir de la tête, mais les quelques fois où elle était prête à monter, elle s'est ravisée — parce que c'est stupide, ces histoires, on est bien d'accord.

Ceci dit, eh, ce soir c'est la fête des sorcières ou c'est pas la fêtes des sorcières ? S'il y a bien un soir pour aller visiter l'antre de celle qui hante ces lieux, c'est bien celui-ci. Allez hop, elle se lance. Elle tire l'échelle et l'escalade avec une petite excitation dans le ventre.

10.




Happy Hallo-quoi ? C'est pas la première fois que Navi a eu des points d'interrogations dans les yeux en voyant la banderole accroché au mur tout à l'heure.

— Huh.

En regardant par la fenêtre, il voit tout un amalgame de squelettes, mort-vivants, petits gobelins et les choses qui passent à la "télé-vision" (la boîte qui parle et qui montre des images). Les humains de cet étrange endroit semblent aussi avoir un truc avec les citrouilles qui rient. Il ne comprend pas, mais n'essaye pas de comprendre non plus. Parfois il y a tout simplement des choses incompréhensibles et ça ne sert à rien de dépenser de l'énergie à trouver une réponse. Il a mieux à faire.

Genre... continuer à perfectionner sa potion !

Le grenier est clairement devenu le chez-soi de son chez-soi. Nulle part dans la maison qu'il habite y a-t-il plus de preuve de son passage. Les étagères sont remplies de fioles et de petites bouteilles qui sont à leur tour remplies d'ingrédients ou de liquides étranges ; des vieux livres poussiéreux font de grandes piles au sol ; il y a une cage à rats quelque part sous une table, qui est elle-même couverte de matériaux et d'outils qui seraient dur à décrire et encore plus dur à nommer ; d'une façon ou d'une autre, il a même réussi à trouver un réchaud à gaz quelque part, qu'il utilise pour faire....... quelque chose qui sent fort la lavande.

Il est tellement occupé à remuer sa.... soupe (?) qu'il ne remarque pas que la trappe vers son refuge vient de s'ouvrir et que July devrait voir une cuillère tourner machinalement (et toute seule surtout) dans le pot qui manquait depuis deux semaines de sa cuisine.

Hem...

La moitié de son corps dépasse de l'escalier. L'éclairage de l'étage du dessous peine à l'accompagner ; il la gêne même
carrément. Cependant, la lueur des bougies dispersées ici et là dans la pièce comme pour un rituel sordide, lui dévoile sans retenue le clou du spectacle. D'ailleurs, après avoir vaguement repéré un amoncellement de bric-à-brac auquel elle ne s'attendait pas, elle ne voit plus que ça : le pot disparu, le petit réchaud à gaz de camping et surtout... La cuillère qui bouge toute seule !

Pour être honnête, elle a eu trois effets kiss kewl.
D'abord, la peur naturelle qui déferle d'un coup et glace les sangs. Fugitivement, July s'imagine la sorcière dont lui ont parlé les gamins, debout derrière ce chaudron improvisé.
Puis elle relâche d'un coup la pression en se traitant d'idiote, persuadée encore une fois qu'un voisin très malin a grimpé ici et installé tout un dispositif pour lui faire peur. Et c'est sacrément bien fait, on ne voit pas de fil, on n'entend aucun mécanisme caché. C'est ouf de réalisme.
Ce qui nous amène à la troisième réaction : la peur à nouveau. Parce que des effets spéciaux comme ceux-là, on n'en voit que sur écran grâce à un fond vert et une post-prod. Son grenier n'est pas un écran. Pas besoin de tendre le bras pour s'en rendre compte. Et puis il y a cette entêtante odeur de lavande distillée. Encore de la lavande.

À la fois subjuguée et effarée de ne serait-ce qu'envisager l'absurde possibilité paranormale, elle gravit les dernières marches et s'approche lentement de la petite installation en prenant bien garde de ne rien renverser sur son passage.
C'est qu'il y a un sacré foutoir, ici. À ses yeux, en tout cas...

11.




Son refuge ! Son antre sacré ! Son territoire ! Pénétré illégalement ! Intrus ! Qu'est-ce qu'elle fait là ?

Navi tente de la pousser de côté pour protéger sa concoction qui doit se reposer dans la paix et le silence. Comment pouvait-il garantir l'un ou l'autre si on venait se mêler des affaires qui dépassent clairement la compréhension de... bah n'importe qui n'étant pas lui ! Malheureusement, comme avant, son bras passe carrément à travers July. Le culot de cette... cette... ! Ha ? Pourquoi se fâche-t-il déjà ?

Bwoah, s'il ne se le rappelle pas c'est que ça ne doit pas être important.

AAH ! INTRUS ! DANS SON ANTRE SANCRÉ !

— Recule, malheureux ! L'oxygène peut avoir de grandes influences sur ma potion !

Mais July ne bouge pas. Peut-être est-elle sourde ? Il n'a pas le souvenir d'avoir déjà eu une réponse de sa part, ni même un merci pour tout ce qu'il a fait pour elle. Il est temps de passer aux grandes actions pour le bien de sa potion et toutes futures potions créées dans sa cabane de sorcière.

Le mage se déplace vers le miroir à l'autre bout de la pièce et enlève le drap blanc qui le couvre (pour éviter que la poussière s'entasse sur cet objet sacré) dans un grand geste dramatique.

Bon. Dans la vie, il y a toujours un moment où il faut accepter l'inacceptable. Si ce n'est pas celui de la cuillère qui tourne toute seule (mécanisme ?) ou celui du drap qui découvre un miroir de façon théâtrale (un fil ?), c'est celui où des lettres apparaissent sur la surface réfléchissante.

July n'ose plus faire un geste. Elle regarde son reflet — dont elle n'apprécie vraiment pas l'air épouvanté — troublé par du sang. Parce que qu'est-ce que ça peut être d'autre ? C'est rouge foncé et ça coule.
Le texte n'est pas tellement plus réjouissant.


July déglutit. Il y aurait vraiment quelqu'un dans sa maison, alors ? Les gamins disaient vrai ? Son cerveau tente encore de refuser en bloc cette possibilité, mais tout son corps crie "Fuis, pauvre folle !".
Comme elle ne bouge pas, d'autres lettres apparaissent...


Elle bug sévère. Le... machin, l'esprit, est-il vraiment en train de lui parler ?

— Je rêve... Je rêve je rêve je rêve. Je vais me réveiller. Je ne suis pas dans mon grenier, je me suis endormie et l'histoire des gamins m'a démontée le ciboulot. C'est Halloween bordel.

Elle ne bouge toujours pas. Ses jambes sont bloquées, comme une statue. Elle a envie de bouger, mais elle peut pas. Donc c'est forcément un rêve. Ça arrive souvent, ces trucs là. C'est bon, on s'inquiète pas. Dans deux minutes, elle ouvrira les yeux dans son canapé où elle s'est assoupie en attendant les premiers trick or treat.

12.




Voilà. Elle ne sait pas lire. Ça doit être ça. Navi voit son regard perturbé et présume que c'est parce qu'elle voit des "sigles étranges". Pour une analphabète les lettres doivent paraître assez curieux.
Ou... peut-être c'est à cause du rouge à lèvres qu'il a volé à la deuxième famille. Il faut croire qu'il a fondu avec la chaleur de la plaque à feu, vu comment ses messages dégoulinent de partout. C'est limite un peu glauque et vachement illisible, faut bien l'avouer. Il soupire rien qu'en pensant au nettoyage qu'il aura à faire. Non mais quel sacrifice ! Il a sali son miroir... et pour rien !

Le dilemme n'a pas changé ? Comment lui faire comprendre qu'il fallait qu'elle parte ASAP ?


Il tente l'overdose des points d'exclamation. Les symboles sont universels, non ?

Et... ça semble marcher ! Navi ne sait pas s'il doit crier VICTOIRE et HOURA parce qu'elle a compris les messages ou à cause de sa symbolique (ou juste le miroir qui semble complètement couvert de sang rouge à lèvres à présent) mais peu importe. Le résultat est là.

July recule et très bientôt, la trappe se referme.

Elle a le cœur qui bat vachement vite, pour quelqu'un qui semble aussi calme vu de l'extérieur. Elle rejoint son salon comme un zombie et reste plantée là pendant de loooongues minutes. Complètement hébétée, elle essaye de reconnecter avec la réalité. Est-ce qu'elle aurait mis un ingrédient chelou dans ses œufs brouillés ?

La sonnette retentit. Ça y est, c'est parti pour la valse des enfants menaçants. Elle ouvre la porte, reste de marbre devant les déguisements, donne des bonbons et referme sans un mot. Elle fait ça toute la soirée. Si bien que dans les jours suivants, les gamins du quartiers raconteront à la ronde qu'elle était possédée par la sorcière, comme une marionnette. C'est la preuve que la maison est hantée !

Après une bonne nuit de sommeil, July arrive presque à se convaincre qu'elle a tout imaginé. Elle ne va pas déménager, pas tout de suite. Après tout, hantée ou pas, cette maison ne lui a fait aucun mal. Elle a même des fleurs qui sentent bon dans le jardin, un lit fait de temps à autre (quand elle le fait pas elle-même parce qu'elle a la pression) et des réarrangements permanents dans sa déco. De quoi se plaindrait-elle ?

Parfois, elle dit "Merci !" à voix haute. Non pas qu'elle croie aux fantômes, hein (d'ailleurs elle a rêvé, on est d'accord), mais on sait jamais. Et puis il n'y a personne pour entendre qu'elle parle toute seule. Personne personne personne. Personne, on vous dit.

Tout va bien.

Tout. Va. Bien.

— Ça sent bon, murmure-t-elle, allongée sur son transat, profitant de la chaleur des derniers rayons de soleil en ce début du mois de novembre.

Tout. Va. Bien.