Pasha ne dit rien. Klyde l'avait déjà fait. C'était un grand soulagement, d'ailleurs. Son conflit avec la politesse et les démons ne devait pas prendre place pour une fois. Maintenant il pouvait utiliser son énergie pour la prière qu'il souffla systématiquement avant un repas. Benedic nos Domine et haec Tua dona quae de Tua largitate sumus sumpturi. Per Christum Dominum nostrum. Amen.

Il leva le regard de sa soupe, étonné par la question. Qu'entends-tu par "bienveillant" ? Et pourquoi posait-il la question, surtout ? Peu importe l'attitude des gens de Moscou, de la campagne ou de l'étranger. Leur devoir restait le même. La simplicité de leur mission leur offrait justement la chance de pouvoir vivre sans toutes ces questions troublantes dans l'esprit. La vie était simple et libre de toute ambiguïté.

Qui t'a dit ça ? Il aurait déjà pu répondre à plusieurs de ses questions, mais Pasha n'était pas un homme de grandes paroles et certainement pas de grandes réponses. D'ailleurs, il préférerait que Klyde arrête avec ses siennes aussi. Il avait peut-être grandit physiquement, mais en le regardant dans le blanc des yeux, Pasha vit que le petit garçon qu'il avait mentoré il y a des années. Bien trop bavard. Bien trop curieux.

Même en sachant qu'il risquait de déplaire, Klyde répondit... peu sûr de lui. "Les vendeurs à Oufa, pas directement mais c'était l'idée générale." Vraiment peu sûr de lui. "Et Sveta semblait être d'accord mais elle voulait ton avis." Là il était peut-être trop honnête mais mentir, c'était mal. {Dieu te le rendra.} Ce n'était pas sa motivation première et elle le savait. "Tu as son bonjour" acheva-t-il d'une petite voix à la demande de la Sainte.

Sveta, répéta-t-il. Avoir le mot sur la langue allait peut-être décrocher le souvenir qui restait bloqué dans sa mémoire. Il était supposé connaître une telle personne ? Vu le "bonjour" qu'il recevait, vraisemblablement oui. Ah. La Sainte. L'ange gardienne d'un jeune Klyde. Elle avait un nom. S'il l'avait su un jour, il l'avait déjà oublié. Tu entends encore la voix. Ce n'était même pas une question.

Si tu es ici, c'est que tu as déjà appris tout ce qu'il fallait t'apprendre. Les prêtres ne l'auraient jamais laissé sortir au cas contraire. Et Dieu le guiderait pour le petit bout de chemin qui lui restait. Les ragots du peuple ne sont pas là pour t'instruire, seulement pour te guider vers tes proies. Il trempa un morceau de pain dans sa soupe. Si tu cherches des réponses, ta Bible les contient.

Klyde ne répondit plus. Pasha n'était pas sûr si ça voulait dire qu'il avait enfin compris qu'il posait des questions insensées, ou s'il préférait simplement les garder pour lui. Il ne savait pas ce qu'il trouvait le plus inquiétant. Quoi qu'il en soit, après avoir mené son ancien mentoré au Vatican, l'histoire s'arrêterait là pour eux. Quelle serait la chance qu'ils se recroisent dans une ville aussi grande que Moscou avec leurs propres zones à gérer, après tout ?

Il grogna, exaspéré. C'était un test. Comme Dieu avait testé la foi d'Abraham, Il testa la foi de Pasha. Il n'avait pas exactement un fils à sacrifier, mais le cœur de l'histoire restait de même pour le rouquin. On testa sa patience. Le Seigneur savait que sa patience avait une source épuisable et Il lui avait envoyé Klyde pour le dépanner. C'était bien certain qu'il allait tester sa patience, après tout. Il soupira (encore), et répondit sans le regarder. C'est à côté d'chez moi.

C'est... Comment dire ? Un imprévu. Pas une bonne chose et pas une mauvaise. Avec un peu de chance, ils n'allaient pas se voir souvent. Les zones n'étaient pas définies en détail, donc c'était fort possibles qu'ils se croiseraient dans leurs territoires respectifs de temps en temps, mais ça devrait plutôt être l'exception que la règle. Oui, pas besoin de paniquer.

HRP:

J'ai mes ordres, répondit-il, un faible écho des paroles de Sveta. Et c'est sur mon chemin de toute façon. Même s'il laissait Klyde partir avec sa petite carte de Moscou, ils allaient maladroitement se marcher sur les pieds. Comme quand deux personnes qui se disent au revoir découvrent qu'ils partent dans la même direction. Il lui rendit le papier, bien replié, et commença la marche en silence.

Pasha vérifia une deuxième fois le numéro sur le bâtiment en face du cabaret (qu'il ignora bien lourdement d'ailleurs — et il remercia encore une fois le bon Seigneur, au passage, pour avoir placé son propre logement dans un endroit calme et serein). C'est ici.

Le regard de Klyde vacillait du bâtiment, à Pavel puis à l'étrange maison musicale. Et le bâtiment de nouveau. Il leva la tête vers le ciel, on lui avait certifié qu'il serait sous les combles pour mieux accéder aux toits de la capitale, mais les sons l'intriguaient trop. Les seules fois où il entendait de la musique étaient pendant les messes ou à la chorale. "Qu'est-ce comme endroit ?" finit-il par lâcher en observant un peu mieux les hommes devant l'enseigne.

... bah, ton lieu de séjour permanent. Il ne s'était pas retourné et n'avait donc pas remarqué que le regard de Klyde était posé ailleurs. C'est qu'après un silence qui dura plus de trois secondes qu'il daigna regarder Klyde. Ah. Il suivit son regard et se retourna vers le cabaret. C'est un lieu de péché.